Les femmes travaillent plus que les hommes, notamment parce qu’elles assument les deux tiers du travail de soin non rémunéré, dont la valeur dépasserait le quart du PIB. Dans une analyse qui articule justice de genre et économie des soins, Magdalena León T., économiste et militante équatorienne, montre la différence entre deux visions en matière de transformation dans le secteur de l’économie des soins : une vision d’inclusion dans l’économie de marché et une vision de transformation féministe[1].
Cet article est accompagné d’œuvres du peintre Pavel Egüez, dont l’autrice a obtenu le droit de publication dans le bulletin international du CQFD.
Par : Magdalena León T.[2], Équateur
Les temps sont-ils révolus où l’on considérait que les femmes étaient « absentes » de l’économie ou insuffisamment présentes? Contre toute évidence, il semblerait que non, à en croire les programmes de relance économique des puissances mondiales; selon ces programmes, la clé de la croissance est la présence de plus de femmes salariées, dans un modèle néolibéral qui ratifie les tendances à la précarisation de l’emploi et des conditions de vie.
Grâce à la persévérance féministe, des organisations internationales ont intégré et ont multiplié graduellement les informations, encore partielles, qui témoignent de la contribution économique substantielle des femmes, malgré les injustices dans les conditions de travail, la reconnaissance et la rémunération. Les obstacles de l’invisibilité ont été surmontés, et même s’il reste encore bien des choses à savoir et à reconnaître, les anciennes idées d’activité/inactivité économique ne s’appliquent plus.
Les données de l’Organisation internationale du travail (OIT)[3] confirment que la charge globale de travail des femmes est supérieure à celle des hommes, notamment parce qu’elles assument environ les deux tiers du travail de soin non rémunéré, dont la valeur encore sous-estimée se situerait entre 20 % et 30 % du PIB. À l’intérieur de cette forte tendance, il est devenu évident que dans les zones appauvries du monde, les femmes qui participent le plus au marché du travail sont justement les mères de jeunes enfants, ce qui constitue un grave problème de pauvreté en temps et de déficit de soins.
Comme si les preuves n’étaient pas suffisantes, la crise provoquée par la pandémie s’est chargée de reconfirmer que la présence économique des femmes est multiple et intense, cruciale pour la production et pour la reproduction de la vie. La crise a également démontré à quel point les injustices s’accentuent alors que le néolibéralisme se renforce : tandis que le travail des femmes augmente pour amortir les crises récurrentes, leurs conditions de vie se détériorent. Cette contradiction révèle un nouveau cycle capitaliste dans lequel, alors qu’on attendait un recul du pouvoir prédateur du marché, le pouvoir des entreprises se consolide: il continue de progresser vers le contrôle de toutes les ressources et de toutes les sphères de la vie sur la planète, en prétendant toujours que la solution à l’appauvrissement et à la crise réside dans l’augmentation du travail des femmes et l’expansion du marché.
Comme nous le savons bien dans le Sud, dans une telle perspective la création de marchés signifie la perte de notre souveraineté et l’élargissement du contrôle des entreprises sur les régions, les territoires et les populations. Cela signifie supprimer, annuler les autres formes économiques non régies et non contrôlées directement par le capital, justement celles où les femmes sont relativement plus présentes, celles qui sont plus proches des logiques et des pratiques de durabilité de la vie.
La multiplication des investissements et des marchés, dans ce registre, entraîne l’imposition aux États d’une garantie de rentabilité, avec les mécanismes de plus en plus ambitieux et autoritaires du « libre marché », et les politiques d’ajustement : celles-ci ont réduit à néant l’État-providence, attaquent les tentatives de mise en place de politiques stables de redistribution et de soins, et précarisent le travail et la vie. La pauvreté de toujours trouve de nouvelles expressions de pauvreté en temps, en énergie et en d’autres ressources.
Nous savons que l’égalité et la justice de genre sont impossibles dans un système qui est injuste, oppresseur, prédateur, contraire au soin de la vie. Dans leur longue histoire, la pensée et l’action féministes ont encouragé la dénonciation de la division sexuelle du travail et de ses conséquences, et mené la lutte pour rendre visible le travail domestique « non rémunéré » dans sa réalité inégalitaire. Le féminisme a aussi travaillé pour la valorisation sociale et économique de ce travail, puis pour l’identification des soins comme processus complexes liés aux besoins et aux interdépendances de la vie humaine ainsi que pour l’adoption de politiques de soins. Plus radicalement encore, il lutte pour une vision des soins comme axe d’une transformation globale du système, compte tenu des problèmes qui s’accentuent dans cette phase qui a été qualifiée de lutte à finir entre le capital et la vie.
Il faut éviter que des éléments d’un programme en soins prônés par le féminisme soient pris au piège d’un projet de renforcement du capitalisme.
Contrairement à notre vision, les postulats de réduction des écarts de genre du Forum économique mondial (FEM)[4], qui s’est imposé comme leader en la matière vis-à-vis de certaines instances des Nations Unies, présument que le capitalisme néolibéral est l’ordre « naturel ». C’est dans ce cadre qu’opèrent les référents ou les paramètres masculins que les femmes doivent égaler, notamment en termes de salaires. À partir d’une notion limitée et invariable de ce qui est considéré comme activité ou inactivité économique, les femmes doivent devenir économiquement « actives » en s’intégrant au marché du travail. C’est la solution du Forum pour surmonter l’injustice des soins qui sont à la charge des femmes, soins considérés avant tout comme un obstacle à la fluidité du marché du travail. Dans cette approche, adoptée par les instances publiques, les entreprises et les corporations jouent un rôle de premier plan pour réduire les écarts.
La visibilité des soins et celle des femmes pendant la crise de la pandémie se reflètent, d’une façon ou d’une autre, dans les agendas de relance économique. La perspective du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale (qui restent dans leur ligne antérieure d’inclusion des femmes sur le marché) renforce le lien entre l’emploi féminin et la croissance, et c’est en fonction de cette « sortie » des femmes pour accéder au marché du travail que cette perspective souligne la pertinence des soins. Par exemple : « offrir un accès à des garderies abordables et de qualité libère davantage de femmes pour le marché de l’emploi, et en plus, crée de l’emploi de façon directe[5] ».
En revanche, la Commission économique pour l’Amérique centrale (CEPAL) reconnaît le besoin d’un changement de paradigme, étant donné la crise systémique, et avance qu’il est urgent de se tourner vers une société de soins, basée sur les propositions féministes et le « Buen Vivir ». Mais au-delà de ces arguments généraux, ses lignes concrètes sont plutôt hybrides: elle ne se démarque pas d’un agenda de marché, puisqu’elle envisage clairement l’emploi féminin et les soins comme déterminants pour la croissance; mais elle souligne aussi clairement les défis de la transition, compte tenu de l’égalité, de la justice et de la durabilité de la vie[6].
Pour sa part, le mouvement féministe maintient sa critique de la marchandisation de la vie et du pouvoir corporatif, qui n’ont pas reculé avec la pandémie. Il maintient tout autant sa proposition de transformation vers une économie pour la vie, dans laquelle une éthique et une logique de soin sont centrales, tout comme la justice de genre et la justice écologique, raciale et territoriale. La relance économique ne peut se faire sans un changement radical du modèle de production et d’organisation des soins.
Sur le terrain des expériences actuelles des femmes, les mouvements qui se sont mobilisés autour de réponses matérielles à la crise pandémique ont vécu ces processus en termes de résistance et de transformation. De telles expériences ont été possibles grâce à l’existence d’un acquis collectif de savoirs, de relations et de mémoire des femmes, qui émergent, se recréent et se réinventent face aux nouvelles conditions.
Le soin devient une action de résistance[7] lorsqu’il se fonde sur l’interprétation collective des revendications et sur la gestion collective des solutions, en reliant les aspects pratiques et les aspects politiques et affectifs. Cette vision a donné et renforcé de nouvelles pistes pour un programme de transformation économique, qui s’est complexifié avec la recherche d’alternatives systémiques basées notamment sur la durabilité de la vie, le Bien vivre et l’écosocialisme.
L’articulation entre justice de genre et économie du soin va au-delà d’une égalité entre les hommes et les femmes, comme dans les schémas habituels. Il s’agit en quelque sorte de passer de l’image du travail domestique qu’on voit dans le rétroviseur du travail marchand, selon ses formes d’organisation et de rémunération, pour regarder les processus de soin depuis leurs propres logiques sous jacentes, les travaux, relations et ressources qui y sont impliqués, et leurs contradictions avec la logique capitaliste. Pour ce faire, il est indispensable de se centrer sur les conditions de vie, dans lesquelles sont ancrés les besoins de base et la façon de les satisfaire.
La vision conventionnelle de l’empowerment économique promeut le marché capitaliste comme solution aux inégalités dans la sphère familiale ou sociale.
Cela nous amène à passer d’une caractérisation négative à une évocation plus neutre : car derrière le terme « non rémunéré », il y a beaucoup de choses non-dites : il ne s’agit pas seulement d’heures non-rémunérées, mais aussi de relations, de flux, d’espaces, de principes, d’un tissu de processus matériels et immatériels, et d’un mélange de reproduction et de production fréquent dans les activités domestiques.
La reconnaissance du fait que les soins sont essentiels à l’économie et à la vie comme un tout, qui s’est développée au moins d’une façon rhétorique durant la pandémie, a ouvert la possibilité de reconnaître de façon intégrale les dynamiques d’inégalité et d’injustice économiques vécues par les femmes, ainsi que le potentiel de transformation contenu dans leurs pratiques et leurs savoirs, rattachés aux « autres économies » dont elles sont les actrices principales et désavantagées.
Sur le chemin parcouru dans la construction féministe d’alternatives et de justice économique, certains défis surgissent dans la présente phase, qui est marquée par le paradoxe de la reconnaissance des soins parallèlement à l’approfondissement du néolibéralisme. Il faut faire la différence entre un programme d’inclusion de marché et un programme de transformation féministe. Il est urgent d’empêcher que des éléments d’un programme mené depuis longtemps par le féminisme pour la reconnaissance et l’élargissement des droits économiques des femmes soient pris au piège d’un projet de renforcement du capitalisme fondé sur l’expansion illimitée des marchés ainsi que sur l’omniprésence et le pouvoir des entreprises et des corporations. Plusieurs notions entrent en jeu et nous faisons référence aux trois suivantes :
- Dans les programmes d’inclusion de marché, les familles et par extension les formes d’économie non marchandes sont systématiquement présentées comme la source de la discrimination et de l’oppression des femmes, tandis que le marché est promu comme une source de libération, notamment par le travail salarié. Certes, la question d’avoir leurs revenus propres est fondamentale pour les femmes; toutefois, il s’agit d’un objectif à viser dans le cadre de la diversité des formes économiques, en considérant les formes d’oppression et d’inégalité présentes dans toutes les relations et les espaces économiques en général, avec diverses expressions et intensités, et qui sont précisément très marquées dans le marché capitaliste.
- Une notion très répandue, et parfois non précisée, est celle de l’empowerment-autonomisation économique, évoquée dans les termes mêmes de l’économie de marché. Il faut lui opposer une vision d’empowerment transformatrice, qui commence par la reconnaissance et la revalorisation des activités, des relations et des espaces où les femmes créent des biens et des services, des conditions de vie matérielles et relationnelles; celles-ci ne sont pas circonscrites à la sphère domestique ou familiale, mais en général elles ont à voir avec des processus reliés et plus larges de production pour la subsistance et pour l’échange, pour la satisfaction des besoins de base de la population, ou pour générer des revenus. La vision conventionnelle de l’empowerment-autonomisation économique ne montre pas le marché capitaliste comme générateur d’inégalités, mais au contraire comme la solution aux inégalités qui surgiraient ou trouveraient leur origine plutôt dans la sphère familiale ou sociale. C’est pourquoi elle voit comme indispensable que les femmes « sortent » des espaces et relations non marchandes ou de subsistance pour se placer dans un environnement de travail avec profil entrepreneurial, pour obtenir un emploi et des revenus, ou encore pour créer des « entreprises » compétitives. Une vision de l’empowerment qui se réfère à un modèle unique et rigide d’économie et de travail est pour le moins biaisée. Il faut sortir de ce format unique, lié à l’entreprise capitaliste et au travail en relation de dépendance, pour refléter plutôt la diversité des formes d’organisation de la propriété, de la production et du travail, qui caractérisent la réalité économique de cette région et des femmes, avec leur potentiel de prise de décision.
- Il faut aussi adopter une notion large du « travail digne », au-delà de celle de l’OIT qui concerne l’application des droits du travail et des protections sociales. Une telle vision demeure limitée si on n’associe pas travail et mode de production. Associer les deux montre, par exemple, l’impossibilité d’un travail véritablement digne dans des activités écocides ou biocides, ou dans des schémas où il n’y a pas d’accès aux décisions fondamentales à propos de quoi et comment produire / reproduire. Une notion large du travail digne, par conséquent, implique le passage d’une perspective restreinte au statut légal et professionnel à une perspective qui intègre ses liens avec la vie et sa reproduction.
Une notion large du travail digne implique une vision intégrant les liens du travail avec la vie et sa reproduction.
La justice de genre est directement liée à une transformation en termes d’économie pour la vie, qui reconnaît et projette l’expérience des femmes comme l’axe d’un changement systémique qui ne peut plus se faire attendre.
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[1] Cet article a été écrit en espagnol par Magdalena León et traduit en français. La version espagnole est publiée en annexe dans ce numéro du bulletin.
[2] Magdalena León T est une économiste féministe et militante de l’Équateur, du mouvement des femmes, avec une longue histoire. Elle est fondatrice du Réseau latino-américain des femmes transformatrices de l’économie (REMTE), ainsi que membre de la Fondation d’études sociales, d’action et de participation (FEDAEPS) et du Groupe de travail Féminismes, résistance et émancipation du CLACSO. Elle a contribué à la définition et à l’élaboration d’agendas importants dans des processus féministes et dans des cadres politiques plus larges, dont le Forum social mondial et le Forum social des Amériques. Ses publications récentes portent sur l’économie du Bien vivre, l’économie solidaire et le féminisme.
[3] Cette publication n’est pas disponible en français, mais on peut trouver la version anglaise sur https://www.ilo.org/global/publications/books/WCMS_712833/lang–fr/index.htm
[4] Depuis 2006, le FEM aborde la question de manière systématique grâce à son Rapport global des écarts de genre ( Informe Global de Brecha de Género..).
[5] https://www.imf.org/es/Blogs/Articles/2022/09/08/how-to-close-gender-gaps-and-grow-the-global-economy.
En français: https://www.imf.org/fr/Blogs/Articles/2022/09/08/how-to-close-gender-gaps-and-grow-the-global-economy
[6] CEPAL, La sociedad del cuidado. Horizonte para una recuperación sostenible con igualdad de género (La société du soin. Horizon pour une récupération durable de l’égalité de genre), Santiago de Chile, 2022. Disponible en espagnol et en anglais seulement sur https://www.cepal.org/en/publications/48362-care-society-horizon-sustainable-recovery-gender-equality
[7] Le document en lien n’est disponible qu’en espagnol.
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