La situation d’insécurité dans les trois pays de la sous-région des Grands Lacs était à son paroxysme vers les années 1990 et plus tard : le génocide au Rwanda, la guerre civile au Burundi et les différentes rébellions en République Démocratique du Congo occasionnaient mort d’hommes, de femmes, d’enfants, séparation de familles, viols massifs de femmes et de filles, etc. Dans tout cela, le rôle de la femme en tant qu’actrice n’était pas visible. Pourtant, c’est elle qui payait le lourd tribut avec comme conséquences, l’accroissement de la pauvreté des populations et celle des femmes en particulier, les violences sexuelles faites aux femmes et aux jeunes filles.
Par : Nicole Nyangolo N, Grands Lacs d’Afrique
Coordonnatrice Régionale à COCAFEM/GL, programme Éducation des filles pour un avenir Meilleur dans la région des Grands Lacs[1]
Naissance d’une coalition en contexte de crises accentuant les violences basées sur le genre (VSBG)
En effet, bien qu’elles soient les principales victimes de la situation d’insécurité et d’instabilité politique dans les trois pays (Burundi, République Démocratique du Congo et Rwanda), les femmes n’étaient pas visibles dans le combat de la défense des droits des femmes et des enfants ni dans les actions de promotion de la paix. Cette absence d’engagement de la part des femmes n’a fait qu’exacerber de manière particulière leur pauvreté, les violences sexuelles faites contre elles et contre les jeunes filles.
En réaction à cette léthargie, les femmes de ces trois pays, issues des collectifs féminins œuvrant pour la promotion de la femme dans leurs pays respectifs, se sont mobilisées en 2000 pour la recherche de solutions aux problèmes rencontrés et se préparer à participer à la Marche mondiale des femmes pour la paix la même année, à New York. Elles avaient un cahier de charge commun, reprenant leurs revendications à présenter aux deux institutions de Bretton Woods (la Banque mondiale et le Fonds monétaire International). C’était là un pas décisif !
C’est de la dynamique de ces ONG, dans ces circonstances qu’émanera une coalition d’ONG féministes africaines; un réseau régional sans but lucratif : la Concertation des collectifs des associations féminines de la région des Grands Lacs (COCAFEM/GL), rassemblant au départ quatre organisations pionnières :
- du Burundi : le Collectif des associations féminines et ONG du Burundi (CAFOB)
- de la République démocratique du Congo : le Collectif des associations féminines pour le développement au Nord Kivu (CAFED) ainsi que la Coordination provinciale des associations féminines du Sud Kivu (COPRONAF), devenue plus tard Conseil des organisations féminines agissant en synergie (COFAS);
- du Rwanda : Profemmes Twese Hamwe.
Pour participer à la Marche mondiale des femmes, ces ONG s’étaient mobilisées, en organisant des réunions régionales tenues à tour de rôle à Kigali (au Rwanda), à Bukavu (en R.D Congo) et à Bujumbura (au Burundi). Au retour de la délégation partie à New York et lors de l’évaluation de l’action de plaidoyer menée auprès du FMI et de la Banque Mondiale, les quatre ONG susmentionnées ont décidé de constituer la Concertation des collectifs des associations féminines de la région des Grands Lacs, COCAFEM/GL.
L’Assemblée Générale constituante de ce réseau régional sans but lucratif s’est tenue à Bujumbura en République du Burundi, du 17 au 18 juin 2001, pour créer une concertation des femmes de la région. Cette concertation avait pour but d’agir ensemble et de façon concertée pour rechercher la paix, lutter contre l’exclusion et la marginalisation dont les femmes font l’objet, afin de leur conférer le statut d’interlocutrices incontournables dans la gestion des affaires nationales, régionales et internationales.
Cette concertation régionale a décidé de travailler en synergie et d’intégrer les contextes spécifiques à chaque pays. Cette initiative avait et a pour but de montrer un bon exemple de la cohabitation pacifique entre les peuples, en condamnant sans ambages les violences dont les femmes et les enfants sont victimes, et en affichant la volonté des femmes de la région de ne pas rester des spectatrices indifférentes face à la gravité des crises, mais de jouer un rôle visible dans la gestion des conflits et la pacification.
Au départ, la concertation a connu des défis, entre autres, la méfiance, l’incompréhension et les malentendus se traduisant par moments en blocage des décisions. En plus de cela, certains bailleurs se limitent à financer des projets et des actions à caractère régional. Il convient de noter également le manque d’expertise en plaidoyer, le manque de textes statutaires et de gestion ainsi que les ambitions des femmes, non proportionnelles aux moyens disponibles.
Structure et rôle de la COCAFEM/GL en sigle Un grand réseau de plaidoyer regroupant 1861 associations de base À ce jour, le réseau COCAFEM/GL est composé de 11 collectifs féminins :
Ces 11 collectifs composant la COCAFEM/GL comptent 1861 associations de base. Le siège social de cette concertation est à Bujumbura, en République du Burundi. Le rôle de la COCAFEM/GL est de:
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Vision et objectifs de la COCAFEM /GL La vision de la COCAFEM/GL est celle d’une région des Grands Lacs paisible où chaque citoyen, homme, femme et enfant jouit pleinement de tous ses droits. Sa mission est de « contribuer à la promotion de la culture de la paix, de la tolérance, de la non-violence, de l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que de l’amélioration des conditions de vie de la femme et de l’enfant de la Région des Grands Lacs. » Les actions de la COCAFEM/GL sont guidées par cinq valeurs charnières : la solidarité, la communication non violente, l’intégrité, la tolérance et l’engagement. Pour que ces valeurs éthiques aient un sens, elles se déclinent en quatre principes d’action : le respect, la non-discrimination, la transparence, la responsabilité. Quant aux objectifs de la COCAFEM/GL, on peut les résumer ainsi :
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Le courage du plaidoyer en contexte de violences politiques
Le féminisme africain se fonde sur la compréhension de la lutte, l’assimilation aux valeurs profondes africaines et à la solidarité des femmes. C’est le terrain où l’altruisme légendaire qui leur est reconnu se mue en une détermination de sauver la femme, la “victime”, la survivante, et d’en faire une actrice, une protagosniste !
Nous avons été longtemps exclues de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Mais dès que le savoir est acquis, l’avoir et le pouvoir se revendiquent.
On nous prête à nous, femmes africaines, de la lenteur à cerner et/ou à discerner nos droits. Mais l’on oublie souvent que nous avons été longtemps exclues de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Bref, un empowerment- autonomisation bafoué, sacrifié! Cependant, dès lors que le savoir est acquis, l’avoir et le pouvoir se revendiquent ensuite. C’est un tel processus qu’illustre et confirme l’expérience de La COCAFEM/GL qui mène ses actions dans un contexte à la fois très mouvant et imprévisible, où les enjeux politiques et sécuritaires nationaux et régionaux ont eu des répercussions sur l’un ou l’autre des trois pays de son espace, sur les relations entre eux, sur la dynamique régionale, ainsi que sur la problématique des violences sexuelles et basées sur le genre (VSBG).
Dès les années 1990, la région des Grands Lacs d’Afrique a été le théâtre de crises profondes et répétitives. La pauvreté accrue et la mauvaise gouvernance (faite de politiques d’exclusion, de division, de haine, de violations répétitives des droits humains fondamentaux) ont contribué à l’instabilité de cette région.
Durant ces périodes de conflit armé, les femmes ont été la cible de traitements dégradants et humiliants, d’abus, de maltraitance, de violences sexuelles et autres formes de violences basées sur le genre (VBG), restées pour la plupart impunies. Ces violences constituent une menace à leur vie, à leur sécurité, à leur liberté, à leur dignité et à leur autonomie. C’est en ce sens que les VSBG constituent une question sécuritaire, économique, sociale, sanitaire et de droits humains, dans la région des Grands Lacs.
Du fait des normes culturelles, le prix payé par les femmes et les filles est double, en contexte de conflits communautaires et politiques
Le contexte régional actuel reste marqué par la présence de groupes armés, de déplacé.es et réfugié.es, de mesures de contrôle des actions des organisations de la société civile, de crises liées aux élections, de relations tendues entre les pays, de déplacements limités des personnes et des biens. Dans un tel contexte, les VSBG faites aux femmes et filles s’accentuent.
Le prix payé par les femmes et les filles est double, en contexte de conflits communautaires et politiques, du fait qu’elles rencontrent des obstacles spécifiques, dus notamment aux normes culturelles persistantes. Ces dernières renforcent les violences à l’égard des femmes et des filles et constituent un obstacle à leur autonomisation et à la paix.
Ces pesanteurs se faisaient sentir parmi les femmes dès le début du mouvement, car certaines d’entre elles (si ce n’est la plupart) hésitaient à prendre la parole. Cependant, de plus en plus, de femmes de la Sous-région (qui, jadis, n’avaient pas l’habitude d’affronter les décideurs politiques et de faire le plaidoyer), parviennent à s’exprimer sur leur situation et à revendiquer leurs droits, après leur capacitation et grâce à leur synergie ainsi qu’à l’organisation de grands événements rotatifs. Elles ont ainsi permis à la COCAFEM/GL d’asseoir une crédibilité. Elles lui ont également permis de jouir d’une collaboration facile avec les différents acteurs politiques de la société civile, du secteur privé, des médias, des institutions régionales et continentales, ainsi qu’avec des partenaires techniques et financiers de la région et du monde.
Un partenariat Sud -Nord pour contrer les VSBG
Sans aucun doute, lors de leur création, la volonté commune des collectifs d’associations féminines des trois pays (Burundi, RDC et Rwanda) était celle de révéler et de dénoncer les VSBG commises dans le contexte régional de conflits, d’insécurité et d’instabilité politique.
Il sied de rappeler que déjà la jurisprudence internationale avait érigé les violences de ce type en crime de guerre, crime contre l’humanité et génocide. Au Rwanda, par exemple, des viols à grande échelle ont été commis à l’encontre des femmes tutsies, lors du génocide de 1994. En 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) des Nations Unies a établi le viol comme un acte de génocide (cf. affaire Jean-Paul Akayesu), ce qui a créé un important précédent pour les autres tribunaux. En effet, le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (SCSL) ont retenu les charges de viol et de violence sexuelle contre de nombreux prévenus et des condamnations ont été prononcées. Le viol, jusqu’alors considéré comme une exaction commise de façon aléatoire par certains individus, a été reconnu comme un puissant instrument de guerre, utilisé pour intimider, persécuter et terroriser l’ennemi.
Du fait de l’intensification des phénomènes de viol, de violence sexuelle, d’esclavage sexuel, de mariage forcé, dont sont victimes les femmes et les filles dans les conflits actuels, le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) a adopté la Résolution 1325 en octobre 2000, laquelle invite les femmes à participer aux processus de paix et de réconciliation et appelle toutes les parties au conflit à prendre des « mesures spéciales » pour protéger les femmes et les filles contre la violence sexiste, en particulier le viol et autres formes d’abus sexuels, lors d’un conflit armé. Plus tard, le CSNU a créé en 2009 un poste de Représentant spécial du Secrétaire général, chargé de la question des violences sexuelles en période de conflit, en raison de la situation qui est devenue très préoccupante.
Le projet ACIPA, en partenariat Sud-Nord Diagnostique de la violence en 2002 Dans la région des Grands Lacs, les collectifs membres de la COCAFEM/GL avaient à l’époque élaboré ensemble un état des lieux sur la problématique des violences dans la région, avec l’appui du Centre d’Etude et de Coopération Internationales (CECI), dans le cadre d’un projet régional Action citoyenne pour la paix (ACIPA, 2002-2006), malgré le climat de division et de tensions entre leurs pays. Cette analyse montrait que la violence était:
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La signature de la Déclaration de Kampala (DK) sur les VSBG par les chefs d’États et de gouvernements des pays membres de la Conférence international sur la Région des Grands Lacs, CIRGL en sigle, en Décembre 2011, a permis à la COCAFEM/GL d’aligner ses interventions de plaidoyer sur une approche de création d’espaces de redevabilité entre les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux pour le respect des engagements des Chefs d’Etats. Grâce au projet PLUVIF, Projet régional de lutte contre les violences envers les filles et jeunes femmes dans la région des Grands Lacs africains au Burundi, en RDC et au Rwanda (2010-2017). Ce projet a été financé par Affaires Mondiales Canada (AMC), via le Centre d’Etude et de Coopération Internationales (CECI).
En 2011, la COCAFEM/GL a participé activement au processus ayant conduit à la signature de la Déclaration des chefs d’Etat et de gouvernement de la CIRGL, lors de la session spéciale sur les VSBG de décembre 2011 à Kampala, en République d’Ouganda. S’en est suivi en 2013 la signature d’un Mémorendum d’Entente entre la CIRGL et la COCAFEM/GL pour mener des actions à portée régionale et nationale sur la lutte contre les VSBG, la promotion du genre avec une dimension transversale et la promotion des droits de la femme et de l’enfant.
Des avancées, en dépit d’obstacles structurels
Forte de cette reconnaissance, la COCAFEM/GL et ses membres organisent dans les trois pays, depuis 2004, des manifestations et actions de plaidoyer et une campagne « Tolérance zéro » contre les VSBG. Ces actions sont menées en particulier lors des journées internationales de la fille, de la femme rurale, de la femme, ainsi que lors des 16 jours d’activisme. Il sied également de signaler les conférences régionales organisées autour des droits de la femme et de la lutte contre les VSBG.
Il y a lieu de se féliciter de la contribution de la COCAFEM/GL aux avancées notables, notamment dans la mise en place des cadres légaux sur la protection et la participation des femmes dans les trois pays de son rayon d’action. Tous se sont dotés de lois spécifiques pour protéger les survivantes face au phénomène des VSBG et donnent ainsi aux femmes la force de dénoncer !
Nous sommes un mouvement des femmes ! En effet, la COCAFEM/GL est la seule plateforme des femmes de la société civile régionale ayant l’occasion de mobiliser les organisations féminines et des droits humains et de siéger aux rencontres de haut niveau des Etats et gouvernements de la région des Grands Lacs.
Après la mobilisation autour de la Déclaration de Kampala sur les VSBG signée par ces derniers en 2011, depuis 2020 nous avons réussi à susciter un véritable débat autour de l’accès, du maintien/rétention et de la performance des filles et adolescentes à l’éducation, en vue de leur autonomisation.
Plusieurs tentatives de réinsertion des femmes et filles violées ont échoué, faute de thérapie communautaire ou de prise en charge psychosocial
Le Pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la Région des Grands lacs, signé en 2010 entre les États membres de la CIRGL, et son « Protocole sur la Prévention et la Répression de la Violence sexuelle à l’égard des femmes et des enfants » (duquel est issue la Déclaration de Kampala sur les VSBG ayant inspiré les lois spécifiques des trois pays) énoncent le principe de lutte contre les VSBG en trois volets importants: 1) la Prévention des VSBG; 2) la lutte contre l’impunité de leurs auteurs; et 3) la prise en charge des survivant.es des violences.
Ce dernier volet est quant à lui subdivisé en quatre sortes de services ou offres : a) juridique et/ou judiciaire; b) médical; c) psychologique; et d) réinsertion socio-économique.
Il est vivement recommandé que ces services soient intégrés dans un centre hospitalier d’accueil des survivant.es du fait qu’ils constituent un paquet complet indissociable. On remarque cependant que plusieurs acteurs et partenaires techniques et financiers s’évertuent à assurer les trois premiers, tandis que la réinsertion sociale échoue, quand bien même la survivante aurait reçu quelques finances. Cela s’explique notamment par le rejet de la communauté qui lui reproche le viol qu’elle a subi, surtout lorsqu’un enfant en est issu.
Il en ressort donc que plusieurs tentatives de réinsertion des femmes et filles violées ont échoué, faute de thérapie communautaire ou de prise en charge psychosocial communautaire. Le besoin de guérir n’est pas que celui de la survivante, mais sa famille et ses proches ont également besoin d’un accompagnement afin de guérir et accueillir leur proche, sœur, femme et fille !
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[1] Nicole Nyangolo Ndamuso est congolaise, titulaire d’une Maîtrise en droits de l’Homme et droit international humanitaire. Elle a fait ses débuts en 2009 au Centre Olame qui est une structure de l’Archidiocèse de Bukavu, branche de Caritas Développement. Ensuite, elle a rejoint la COCAFEM/GL en 2015, où elle occupe actuellement le poste de Coordonnatrice régionale du programme Éducation des filles pour un avenir meilleur dans la région des Grands Lacs EDUFAM, financé par Affaires mondiales Canada, via le CECI et la Fondation Paul Gérin-Lajoie (2020-2024), qui vise une autonomisation accrue par l’éducation des filles, des adolescentes et des femmes survivantes aux conflits. Elle assume également depuis avril 2023 l’intérim au poste de Secrétaire exécutive de COCAFEM/GL.
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