Dans le flot continu des images qui nous parviennent, seule une poignée d’entre elles retiennent notre attention, et à peine quelques-unes nous restent en mémoire. Pour qu’une image s’imprime dans notre cerveau, il faut souvent qu’elle nous frappe, qu’elle nous choque. Il faut qu’elle résonne longtemps.
C’est le cas de la photo du jeune Alan Kurdi, cliché tristement célèbre qui avait fait en 2015 le tour de la planète.
Comment une seule image peut-elle avoir un tel écho?
Sa puissance réside avant tout dans son sujet : le corps d’un enfant syrien retrouvé échoué sur une plage, en Turquie. La mort d’un enfant, symbole de l’innocence, apparaît comme le drame le plus injuste. Mais la force de l’image s’explique également par l’histoire que l’on peut voir en arrière-plan : la tragédie d’une famille syrienne, et par extension, celle de tous les migrants qui tentent quotidiennement de traverser la Méditerranée. Face à cette Europe qui laisse des réfugiés se noyer à sa porte, la photo d’Alan Kurdi ressemble à une accusation silencieuse.
L’image puise aussi sa force dans les contrastes : le mouvement des vagues et le petit corps immobile; la tranquillité de cet enfant qui paraît endormi et la violence de la réalité; la couleur de ses habits qui tranche sur le fond clair; ou encore le lieu – une plage, symbole de loisirs et de vacances – qui ne fait qu’accentuer la gravité du drame.
Enfin, si cette photo a autant touché le monde occidental, c’est à la fois parce qu’elle lui porte une accusation, mais aussi peut-être parce que ce petit garçon nous fait penser à un enfant… occidental. Il a le teint clair, il est bien habillé. Il ressemble aux enfants de chez nous, et l’effet d’identification n’en est que plus fort.
Ce sont ces particularités qui rendent cette photo «inédite», si l’on ose dire. Elles expliquent en partie l’écho qu’elle a pu avoir.
Une photo… mais quel impact?
La photo du jeune Alan Kurdi a entraîné une vague de réactions à l’échelle mondiale. Sur les réseaux sociaux premièrement, des dizaines de milliers de personnes ont partagé la photo ou se sont exprimées sur le sujet, qu’il s’agisse de citoyens «ordinaires» ou de personnalités publiques. Mais elle a aussi suscité une hausse d’intérêt pour la question des réfugiés et du conflit syrien. En regardant les statistiques de Google Trends, on voit que le nombre de recherches comportant les mot « migrants » ou « réfugiés » a explosé juste après la diffusion de la photo.
Au-delà de ces réactions immédiates, la médiatisation intensive de cette photo a aussi participé à mettre à l’ordre du jour la question des réfugiés, en Europe comme ailleurs. Au Canada, par exemple, le retentissement du cliché a alimenté et a accéléré le débat public à propos des réfugiés syriens, au point où cette question est devenue un enjeu électoral.
Photo-choc, médias et enjeux éthiques
S’interroger sur le rôle d’une photo, c’est aussi s’interroger sur le rôle des médias qui la diffusent. L’information qui nous parvient est toujours sélective : elle est le résultat d’un ensemble de choix et de décisions (Bazzo, Collard et Dubois, 2015). C’est un état de fait, et il est problématique que nous ayons tendance à l’oublier. Au-delà du choix des sujets, le traitement de l’information est lui-même toujours confiné à un certain nombre de paramètres et limité à un angle de vue. Certaines dimensions de la nouvelle sont mises en avant, tandis que d’autres ne sont pas incluses. On peut appliquer cela au cas de la photo d’Alan Kurdi : comment se fait-il que les médias se soient autant attardés sur cette image?
Spontanément, les médias tendent à privilégier la « nouvelle qui fait avancer la nouvelle ». À savoir une actualité qui crée un conflit et pas un consensus, qui questionne et non qui explique, qui fait peur, qui choque et non qui rassure. En communication, on parle souvent des « 4S » – le sang, le sexe, le sport, le spectacle – comme étant les sujets qui génèrent le plus d’intérêt. Le cliché d’Alan Kurdi rentre à la fois dans la première… et dans la dernière catégorie.
Voilà qui nous questionne sur les choix que font les médias, mais aussi sur notre propre attirance envers ces sujets. L’écrivaine Susan Sontag expliquait qu’une photo-choc envoie toujours un double message : d’une part « Arrêtez ça! », mais aussi « Quel spectacle! ». La violence nous choque, mais nous avons du mal à en détourner les yeux. Cela pose aussi le problème du sensationnalisme : une image aussi forte que celle dont il est ici question permet d’attirer l’attention du public, et donc de l’alerter plus efficacement sur un sujet. Mais cela reste la route facile (et l’une des plus glissantes). À long terme, nous ne sommes pas mieux informés sur le conflit en Syrie ou sur la crise des migrants, ni nécessairement plus conscients de la complexité des enjeux.
Enfin, l’utilisation et la diffusion massive de photos comme celle-ci soulèvent des questions éthiques. En termes de protection de la vie privée, d’une part : dans le cas d’Alan Kurdi, les médias ont très vite retrouvé son nom, interviewé son père, diffusé des photos de sa famille. Surtout, c’est la dignité des victimes qui est – à nouveau – abîmée. Cependant, on peut aussi penser que les médias ont le droit, voire même le devoir, de diffuser ces informations. Est-ce que la fin peut justifier les moyens? Grand débat de notre époque. En somme, la photo du jeune Alan Kurdi nous montre à quel point une seule image peut avoir plus de puissance que des centaines d’articles. Ce qui fait la force d’un cliché par rapport à un texte, c’est qu’il incarne un langage immédiat et universel. Il a davantage le pouvoir de nous frapper, de nous marquer. De nous rendre sensibles à une souffrance lointaine. Il reste à savoir si l’émotion qu’il soulève est transposable en action.
N’hésitez pas à contacter Ève Claudel Valade, coordonnatrice du blogue Un seul monde, pour en savoir davantage sur le blogue ou connaître le processus de soumission d’articles. Les articles publiés ne reflètent pas nécessairement les points de vue de l’AQOCI, du CIRDIS ainsi que de leurs membres et partenaires respectifs.
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