Dans le cadre de ses activités, le Comité solidarités féministes avec les Suds (CSFAS) a tenu en ligne le 6 mars 2024 une consultation pour développer une nouvelle stratégie de justice sociale de genre en coopération et solidarité internationales.
Par : Rose T. Ndengue, activiste féministe camerounaise, Collectif féministe 1931 et membre du comité CSFAS
Plusieurs membres du CSFAS, dont la majorité sont des féministes représentant diverses organisations situées dans le Sud global, ont participé à cette consultation, afin de réfléchir ensemble à l’orientation qu’elles souhaitent donner à la coopération internationale. Convaincues de la nécessité de repenser cette coopération et de l’orienter vers des pratiques plus transformatrices, les membres du Collectif québécois des féminismes en dialogue (CQFD) et du comité CSFAS ont discuté la pertinence et les enjeux de l’usage du terme « genre et développement » dans ce domaine.
Cette démarche fait écho aux nombreuses requêtes de décolonisation des savoirs et des relations internationales qui s’élèvent depuis des décennies dans les Amériques comme en Afrique. Elle rappelle que l’espace public international est traversé par des rapports de pouvoir asymétriques, qui perpétuent la longue histoire coloniale au cœur des relations que le Nord global entretient avec le Sud global. Ce qui remet en cause l’effectivité et l’efficacité des politiques et des programmes développés par les organisations de coopération internationales, notamment lorsqu’il s’agit des problématiques articulant les questions de genre et de développement.
Si dans une certaine mesure l’on peut considérer que l’évolution de l’institutionnalisation des questions féministes, initiée au milieu des années 1970 par les Nations Unies (NU), a permis de « créer et maintenir un travail public sur les enjeux du féminisme », comme le souligne l’anthropologue Patrick Awondo (Awondo et al. 2022), force est tout de même de constater que sur le terrain, cette institutionnalisation n’a abouti dans le Sud global ni à une réelle transformation des rapports de genre, ni au développement des communautés/pays dans lesquels les programmes tirés de cette institutionnalisation ont été menés. Dans un contexte de « faillite du développement » (Escobar 2018), les sociologues Yvette Bonibon Doubagan (2021) et Fatou Sow (Awondo et al. 2022) rappellent que l’usage d’une approche « dépolitisée et inoffensive du genre » (à l’échelle internationale et locale), tout comme l’alignement des mouvements féministes et des organisations de femmes sur l’agenda de développement des NU n’a produit aucune amélioration durable pour la cause des femmes. Pire, la réappropriation de l’agenda des institutions de coopération internationale par les mouvements de femmes du Sud global apparait comme l’une des manifestations explicites de la colonialité du genre, se traduisant par une instrumentalisation des femmes, au service des intérêts du Nord global.
Il est donc fondamental de questionner les dynamiques de la coopération internationale à partir du point de vue des actrices de terrain du Sud global, et de s’atteler à dessiner avec elles, les pistes de transformation qu’on souhaite voir advenir. Dans un contexte où les mouvements et actrices féministes du Sud global sont fragilisés par un backslash antiféministe ordinaire et étatique nourri par les contentieux de l’histoire coloniale non réglés, et qui produisent souvent l’expression d’un souverainisme mâtiné d’un anticolonialisme opportuniste.
Lors de la consultation du 6 mars 2024, les discussions ont soulevé plusieurs questions importantes, qui témoignent des dynamiques de maintien de mécanismes de la dépendance du Sud à l’égard du Nord. On se limitera ici à aborder deux questions centrales qui sont étroitement corrélées.
L’une des préoccupations soulevées lors de la consultation concerne la nécessité de repenser les mécanismes de coopération sur des bases égalitaires, à partir d’une approche valorisant la coconstruction des programmes de coopération. Les participantes ont en effet souligné l’exclusion systématique des voix des organisations et actrices de terrain du Sud global, dans les processus d’élaboration des programmes « genre et développement », comme des outils de leur mise en œuvre. Cette démarche impose alors des programmes dont l’implémentation dévalorise, quand elle ne nie pas, l’expertise et les savoirs locaux, ignorant également la diversité des terrains et la potentielle inadéquation entre les politiques préconisées et la réalité des actrices. Cette analyse fait écho aux critiques adressées depuis les années 1990 au concept même de développement, tout comme aux politiques de coopération qui en résultent (Escobar 2018). Elle rappelle que la prise de décision en matière de coopération internationale reste largement tributaire des dynamiques de pouvoir asymétriques au bénéfice des parties puissantes situées dans le Nord global, et ce, en dépit des discours performatifs sur une meilleure inclusion des populations du Sud dans le système de gouvernance internationale.
Cette approche, qui véhicule les représentations dominantes des institutions du Nord global sur les expériences des femmes du Sud, ne laisse aucune place au respect de la diversité et de la pluralité des réalités vécues. Par un processus d’homogénéisation des expériences des femmes du Sud qui fait l’impasse sur la question des rapports de pouvoir et de leur spécificité par rapport aux contextes dans lesquels ils se déploient, les OCI confortent la tendance à la dépolitisation de l’approche « genre » observée depuis l’institutionnalisation des questions féministes. Contraintes d’élaborer des projets qui cadrent avec les urgences définies par les OCI pour obtenir des financements, les actrices et organisations féministes du Sud global sont subordonnées à l’agenda de ces institutions internationales.
Pourtant, le respect des diktats des OCI en matière de thématiques à traiter prioritairement ne garantit pas nécessairement à toutes les organisations locales, l’accès aux financements. En effet les procédures d’obtention de subventions sont élaborées à partir de codes bureaucratiques occidentaux chronophages et détachés des réalités concrètes des terrain des Suds. Dès lors, les fonds disponibles atteignent rarement les activistes de terrain et les petites organisations féministes locales, qui soit ont peu accès à l’information au sujet de ces subventions, et, surtout, ne détiennent pas les ressources (humaines et matérielles) nécessaires, ni les codes requis pour y postuler. Il en résulte que ces fonds renforcent la dynamique élitiste de la captation des financements internationaux. Puisqu’ils n’atteignent le Sud global que par le biais de structures dirigées par une élite, qui bien souvent est mal à l’aise avec l’étiquette féministe, et conforte la promotion d’une approche dépolitisée des questions de « genre et développement ».
Faisant écho aux constats de l’Association pour les droits des femmes dans le développement (AWID) (Arutyunova 2018), et à la démarche de l’AQOCI (AQOCI/CQFD 2023), les membres du CSFAS en appellent à l’abandon de la politique « genre et développement » qui est inefficiente et perpétue des mécanismes de domination coloniale. L’objectif est de rompre avec la logique d’une coopération internationale élaborée et pilotée depuis le Nord, afin d’instaurer une politique de solidarité véritablement transformatrice sur le terrain, tournée vers la justice sociale et de genre. Cette politique consisterait notamment à coconstruire des programmes de solidarité avec l’ensemble des partenaires du Sud, à partir des savoirs et besoins exprimés depuis le bas. Les OCI pourraient s’assurer que les voix de l’ensemble des actrices et des organisations féministes de terrain du Sud, soient représenter et prises en compte à travers la création de plateformes égalitaires et dynamiques réunissant acteur·ices des OCI et représentantes des mouvements de femmes/féministes locaux, qui permettront des mises à jour régulières sur les réalités locales. Cet espace devrait aussi favoriser les échanges de savoirs, d’expériences et d’outils utiles à la réalisation des projets de justice sociale et de genre. Cette approche, qui valoriserait la pluralité et la souplesse, permettrait d’adapter les politiques de solidarité, de justice sociale et de genre aux évolutions des contexte des pays du Sud. Pour produire des résultat efficaces et durables, cette étape devrait impérativement s’accompagner d’une autre : la révision profonde des mécanismes de financement des ONG et mouvements de femmes/féministes locaux. Il est important que l’accès au financement soit en adéquation avec le travail de terrain qui est souvent mené par des femmes et féministes situées à l’intersection de divers systèmes d’oppression. Dans un contexte mouvant caractérisé par des défis sécuritaires qui s’articule au backslash antiféministe, il est plus que jamais nécessaire que les processus de financement et le contrôle de leur gestion soient conçus avec les féministes de terrain et les communautés auxquelles elles appartiennent, afin qu’ils soient réellement adaptés à leurs besoins.
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