Nous étions cinq femmes faisant délégation du Comité québécois femmes et développement (CQFD) de l’AQOCI à la 67e session de la Commission de la condition de la femme (CSW 67) de l’ONU, qui a eu lieu du 6 au 17 mars 2023 à New York et dont le thème d’intérêt portait sur l’empowerment-autonomisation des femmes par leur accès à la technologie numérique. En dépit de nos différences d’âge, d’expériences et d’horizons et en plus de nos similitudes d’aspiration à la justice dans le monde, nous avions en commun que ça allait être notre première participation à un événement aux Nations Unies. Ce sont les impressions de cette première fois que rapporte cet article, particulièrement celles de deux jeunes membres de notre délégation : Alexandra Fortin et Élodie Rabenantoandro. Vous verrez, il s’en dégage quelques déceptions, mais aussi un changement dans le sens d’une maturation politique accélérée chez ces deux jeunes femmes dans la mi-vingtaine, effet de la confrontation entre leurs attentes et le bilan de leur bref séjour d’une semaine parmi la communauté des nations.
Par : Mounia Chadi[1], Québec
La délégation du CQFD de l’AQOCI est partie pour la 67e session de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies munie d’un plaidoyer « pour un avenir numérique féministe décolonial », qui souligne à travers cinq recommandations l’importance de contrer les inégalités de genre et la cyber-colonisation en technologie numérique. Ses membres se sont alors activées dans les réunions et en marge des activités à écouter et à se faire écouter sur le thème de comment faire du numérique un facteur de promotion des droits des femmes et de l’égalité des genres (DFEG)?
Participer à une telle dynamique constituait une motivation principale d’Alexandra et Élodie pour faire partie de la délégation jeunesse de l’AQOCI à la CSW 67.
1. Facteurs d’enthousiasme
Étant Malgache, résidente permanente au Canada et y poursuivant ses études en développement international, Élodie était motivée à participer à cet événement onusien pour apporter un regard critique basé sur la situation dans son pays. Son intérêt était d’autant plus attisé que la table ronde programmée par le CQFD dans le cadre du forum des ONG avait pour titre: Pour une éducation innovante: Promouvoir les savoirs féministes locaux.
En effet, Élodie est préoccupée par la crise de l’éducation, notamment en Afrique et dans son pays, Madagascar. Elle était enthousiaste à l’idée de contribuer à une réflexion critique sur l’intégration de la technologie numérique en éducation :
« Quand j’ai vu la candidature et le thème prioritaire de la CSW 67, j’ai été directement attirée par le thème de l’éducation à l’ère du numérique. En voyant que l’AQOCI cherchait une personne avec un regard critique dans la perspective du Sud global, je me suis dit que c’était l’occasion pour moi de m’exprimer à ce sujet. Je voulais parler de l’éducation dans le Sud global à l’ère numérique et apporter cette approche décoloniale. »
Élodie a imprégné de féminisme son approche décoloniale, grâce à son expérience au sein de la délégation jeunesse du CQFD-AQOCI.
Mais ce qui est singulier dans la posture d’Élodie, c’est qu’au premier abord, elle n’était pas particulièrement intéressée à la question de l’empowerment-autonomisation des femmes qui constituait pourtant la finalité de la CSW 67 car, dit-elle avec honnêteté, « la perspective féministe, je n’en suis pas familière, mais je commence à m’y intéresser et à m’en imprégner. » On peut dire que cela constitue en soi un aspect positif généré par sa participation à la dynamique des ONG lors de cet événement international : soucieuse au départ de la question de l’éducation dans le Sud global, elle connaît mieux à présent le féminisme et veut le connaître encore mieux. Vu que le plaidoyer du CQFD auquel elle a contribué s’inscrit dans une perspective décoloniale, c’est désormais dans cette théorie qu’évolue la réflexion d’Élodie sur le féminisme. « Sur une échelle de 0 à 5, j’étais à 2, alors que maintenant, c’est monté à 3, comme curiosité concernant l’approche féministe décoloniale, surtout en écoutant Beatriz, la jeune conférencière brésilienne, lors de la table ronde du CQFD, qui nous a parlé de l’expérience de l’éducation populaire en Amérique Latine. Je vais approfondir ça dans le cadre de mes études dans des cours sur le genre. »
Quant à la Québécoise Alexandra, elle connaissait déjà les enjeux de la technologie numérique, bien avant de vivre cette expérience onusienne. Elle en avait fait le sujet de son travail dirigé dans le cadre de sa Maîtrise en sciences politiques, à la suite d’un stage auprès de l’UNESCO. Pour elle, la CSW 67 constituait une occasion de joindre deux univers académiques qui l’intéressaient beaucoup : la politique du numérique et les théories féministes.
« Pour moi, la CSW 67 offrait l’opportunité d’essayer de construire des réflexions plus complexes en effectuant des liens entre ces deux univers. C’était une expérience enrichissante de participer à une session de la Commission de la femme, puisque je suis intéressée aux théories féministes. Mais je n’avais jamais fait le lien entre le féminisme et les technologies numériques. C’était encore plus intéressant d’y réfléchir avec un regard décolonial ».
Pour Alexandra, la décolonialité est une façon de penser et d’agir qu’elle adopte dans son quotidien.
Il importe de connaître la place qu’occupe le féminisme décolonial dans la pensée d’Alexandra pour mieux comprendre l’esprit dans lequel elle a participé à la CSW. Elle se souvient que c’est lors d’un séminaire dans le cadre de ses études de maîtrise en sciences politiques qu’elle a découvert cette perspective. « Cela m’a permis de me positionner en me posant la question suivante : est-ce que je veux être une alliée des personnes et des groupes ayant été soumis à des rapports oppressifs ou si je veux protéger mes privilèges? Elle a alors fait le choix d’être une alliée, car la perspective théorique décoloniale lui permet « d’observer le féminisme dans sa complexité ». Au-delà même du féminisme, elle fait de la décolonialité un référent qu’elle applique à tous les champs : « J’essaie de l’adopter comme façon de penser et d’agir », précise-t-elle.
Alexandra était heureuse de contribuer sous cette perspective aux rencontres d’élaboration du plaidoyer du CQFD de l’AQOCI. « J’ai beaucoup aimé nos rencontres pré-départ, bien que cela ait été rapide. J’ai trouvé ça valorisant d’apporter une voix différente et une perspective critique. Pour moi, il y avait une grande liberté d’expression au sein de l’AQOCI. »
2. Expériences décevantes
Pour ma part, j’avais devancé notre délégation jeunesse d’une semaine à New York, afin de représenter le CQFD de l’AQOCI dans les activités du Réseau francophone de l’Égalité femmes-hommes (RF-EFH), qui se déroulent habituellement pendant la première semaine de cet événement international.
Ces activités ont permis de renforcer des liens entre ONG francophones d’Afrique, d’Haïti, d’Europe et du Québec. Ce fut également l’occasion de rencontres avec des personnalités officielles, parmi lesquelles Mme Martine Biron, ministre québécoise des Relations internationales et de la Francophonie et ministre responsable de la condition féminine.
Invisibilisation de la contribution des ONG francophones à la CSW.
Néanmoins, en comparant les activités de la première semaine et celles de la seconde, une évidence s’est imposée à mes yeux : le RF-EFH s’active à la CSW 67 et il est appuyé par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), mais il a peu de connexions avec les négociations qui se déroulent en anglais dans l’enceinte de la CSW et dont les “conclusions concertées” ont une influence décisive sur la condition des femmes dans le monde. Dans la même veine, lors des activités du forum parallèle des ONG, l’interprétariat est parfois disponible de l’anglais vers l’espagnol, mais presque jamais vers le français. Il en résulte une invisibilisation de la présence et de la contribution des ONG francophones.
C’est ce qu’ont ressenti également les membres de notre délégation jeunesse : « Parmi les choses que j’ai le moins aimées, il y a la barrière de la langue : le fait qu’on soit si isolées, en tant que francophones! Ça se passait soit en anglais, soit en espagnol », constate Élodie, en questionnant ainsi cette situation : « Pourquoi on doit faire l’effort linguistique, nous, alors que le français doit être une langue qui a du poids au niveau international ? »
Marginalisation et éparpillement du plaidoyer des ONG.
Au-delà de la question linguistique, aussi bien Élodie qu’Alexandra soulignent, chacune à sa manière et dans ses mots, la marginalisation et l’éparpillement du plaidoyer des ONG participantes. « Je trouve qu’une lutte sociale ne peut pas être diplomatique : c’est tellement gros et tellement complexe, que ça ne peut être résolu entre les mains de ministres », s’indigne Alexandra, faisant ainsi allusion à l’avant-projet du document des conclusions sur l’enjeu du numérique et de l’empowerment des femmes, au sujet duquel les ONG, n’ayant pas accès aux coulisses des négociations, n’ont pas pu dire grand-chose.
3. Postures critiques
En principe, les ONG sont censées avoir de l’influence sur les conclusions officielles de cet événement international, ne serait-ce qu’indirectement, grâce au Comité des ONG sur la condition de la femme (NGO CSW/NY) qui se qualifie de « rassembleur de la société civile mondiale pour la session annuelle de la Commission de la condition de la femme des Nations unies et pour le plaidoyer en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes au niveau mondial», fonctionnant comme une coalition d’ONG et d’individus concernés par l’égalité des sexes. C’est de ce comité qu’émane un groupe de plaidoyer et de recherche, l’Advocacy and Research Group (ARG), qui adresse des recommandations au Bureau de la CSW, à ONU Femmes et à tous les États membres, avant les négociations, pour qu’elle soient examinées et incluses dans l’avant-projet et dans les discussions qui aboutiront aux conclusions concertées.
Hiérarchisation de la capacité d’influence des ONG selon le statut de représentation et la langue.
L’Advocacy and Research Group a de la sorte une certaine influence, puis viennent les ONG qui ont un statut auprès de l’ECOSOC (Conseil économique et social de l’ONU), puis celles qui n’en ont pas. Cette hiérarchie de capacités d’influence inclut plus ou moins certaines ONG dans le processus des négociations et en exclut plus ou moins les autres. Quand on n’a pas le statut ECOSOC et qu’on est francophone, cette situation d’exclusion ne laisse comme marge de manœuvre que d’essayer de développer son propre réseau, en comptant sur sa propre initiative, surtout en l’absence de plaidoyer concerté par les ONG dans le cadre du forum parallèle.
Cela pourrait contribuer à expliquer une certaine déception des membres de la délégation jeunesse du CQFD-AQOCI à la CSW 67, se manifestant comme suit :
« Je trouve que l’ONU constitue un espace de revendication qui efface complètement le militantisme. Ça adoucit les discours, ça les rend apolitiques, c’est trop diplomatique pour des choses si importantes! Pour moi, cet organe politique vieillit mal. Ça ne me fait pas rire de m’habiller chic et de sourire pour bien cadrer dans l’espace de l’ONU… J’ai trouvé qu’il n’y avait aucune perspective critique. Tout est déjà fait par des groupes d’experts choisis par l’ONU. Le rôle de la société civile, c’est en surface! » (Alexandra)
« Je n’ai pas été satisfaite de l’aspect réseautage entre organismes. Nous voulions partager nos opinions avec divers acteurs et actrices de changement. Il y avait des cercles de discussion, mais pas vraiment d’espaces de dialogue entre organisations de la société civile favorisant l’essor des recommandations à inclure dans l’avant-projet des conclusions concertées. » (Élodie)
Revendiquer l’accès des filles et des femmes aux études et aux métiers hautement qualifiés de la technologie numérique.
En se basant sur le plaidoyer de l’AQOCI auquel elles ont contribué, Alexandra et Élodie émettent des critiques également envers les contenus des discussions auxquelles elles ont assisté et la manière d’approcher la thématique de la technologie numérique et de l’empowerment des femmes.
« Avec les échanges faits à la CSW, je suis restée sur ma faim concernant les problématiques soulevées. On dirait qu’on ne pensait qu’à protéger les femmes contre les violences, alors que leur empowerment veut dire aussi la valorisation de leurs capacités, en leur donnant par exemple accès aux études et aux métiers hautement qualifiés de la technologie numérique. » (Élodie)
Cette posture critique ne signifie pas pour autant que ces deux jeunes femmes n’ont pas été inspirées pour une suite des choses sur la base de leur première expérience de participation à un événement d’une telle envergure. Déjà, chacune a pu poser sa question lors de deux événements qu’elles ont particulièrement appréciés : Alexandra, lors de la conférence de DAWN, intitulée Opportunité ou exploitation? Perspectives féministes sur les droits des femmes et l’économie de l’abondance, et Élodie, lors de la table ronde du CQFD.
Diversifier les tactiques pour influencer de l’intérieur et de l’extérieur de l’ONU.
Bien qu’elles n’aient pas pu développer leurs réseaux comme elles le souhaitaient, elles se disent contentes de leurs échanges avec des ONG. « J’ai eu un bain de culture, surtout parmi les féministes des Suds. Cela ajoute à ma perspective critique et permet de nuancer mon approche par rapport à la question du développement numérique et technologique », souligne Alexandra.
Quant à Élodie, elle envisage désormais d’approfondir ses connaissances en matière de féminisme décolonial et de transmettre son savoir et son expérience à ses collègues, dans le cadre de l’association qu’elle a fondée avec eux, à Madagascar : « Notre association Avijoro regroupe des jeunes qui s’activent pour le développement durable. Dès notre prochain événement qui aura lieu en avril et qui portera sur la CSW 67, j’essaierai de mettre en pratique cette nouvelle approche. »
Bien que cette expérience internationale ait confirmé les réticences d’Alexandra quant aux instances onusiennes, elle nuance sa position, en pensant que « dans une perspective de diversité des tactiques, l’influence et le changement pourraient se faire également de l’intérieur ».
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[1] Mounia Chadi est chargée de programmes en droits des femmes et égalité des genres à l’AQOCI et à ce titre, coordonnatrice du Comité québécois femmes et développement (CQFD) de l’AQOCI.
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