L’idée de démanteler l’ACDI flotte dans l’air depuis un bon moment. Les réformistes de Preston Manning en parlaient déjà en 1999, tout en caressant l’idée de réinvestir l’argent ainsi gagné dans les forces armées.
Dans son dernier budget, le gouvernement de Stephen Harper ne va pas aussi loin. L’Agence canadienne de développement international ne sera pas abolie, mais «intégrée» au sein du ministère des Affaires étrangères, au nom de l’efficacité et de la cohérence.
Officiellement, l’ACDI gardera le même mandat. Mais elle perdra ce qui lui restait d’indépendance. Et se rapprochera encore davantage du centre de contrôle du gouvernement conservateur, soit le bureau du premier ministre.
Pour plusieurs observateurs, le geste équivaut, grosso modo, à une mise en tutelle, dont les détails restent à être définis. Ce qui est sûr, c’est que l’aide internationale canadienne sera dorénavant encore davantage soumise aux impératifs diplomatiques et commerciaux du pays.
Une telle fusion d’intérêt est-elle forcément nocive? Les programmes de développement international y perdront-ils forcément leur âme? Ce n’est pas automatique. Comme le soulignait Ottawa à gros traits de crayon, d’autres pays, dont la Suède et la Finlande, gèrent de front aide internationale et diplomatie et ne s’en portent pas nécessairement plus mal.
«Rien dans la littérature n’indique que ce modèle-là soit plus ou moins efficace que l’autre», fait valoir le chercheur François Audet, de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire.
D’ailleurs, la réserve face à l’indépendance de l’ACDI n’est pas exclusive à la famille politique de Stephen Harper. L’ancien ministre libéral Lloyd Axworthy saluait la décision avec enthousiasme, sur le site internet du Globe and Mail. Selon lui, il s’agit d’un «geste courageux et admirable» qui permettra au Canada de mieux atteindre ses objectifs à l’étranger.
«Reste à savoir quels sont ces objectifs», poursuit l’ancien ministre des Affaires étrangères.
Eh bien, c’est précisément là que le bât blesse. Ottawa assurait hier que même avalée par les Affaires étrangères, l’ACDI gardera le même mandat de lutte contre la pauvreté. Fort bien. Sauf qu’au fil des ans, le gouvernement conservateur a profondément transformé sa stratégie pour atteindre ce but.
Les deux derniers «ministres de l’ACDI», Bev Oda et Julian Fantino, ont multiplié les opérations de charme auprès du secteur privé, tout particulièrement les sociétés minières, avec des programmes de subventions extrêmement controversés.
Les ONG qui s’aventuraient sur des terrains trop glissants aux yeux des conservateurs, tels que l’avortement ou la promotion des préservatifs pour prévenir le sida, ont vu leurs subventions coupées. Idem pour les organismes qui ne se contentent pas de faire la charité, mais estiment que le développement, ça passe aussi par la défense des droits fondamentaux. Et donc par un discours critique face aux gouvernements.
Progressivement, aussi, l’aide canadienne s’est déplacée de certains pays qui ne représentent pas un grand intérêt stratégique pour le Canada, notamment en Afrique, vers des pays latino-américains, au potentiel économique plus intéressant.
Enfin, des ONG laïques ont vu leurs subventions fondre, au profit des organismes à caractère confessionnel, voire carrément prosélytes.
Au cours des dernières années, l’ACDI a déjà perdu pratiquement toute indépendance. Les décisions venaient de haut. L’expertise de ses analystes et gestionnaires était court-circuitée. Bref, la tutelle était déjà en place. En déménageant l’ACDI au sein des Affaires étrangères, Ottawa ne fera qu’institutionnaliser cet état de fait. Et fort probablement, accentuer ce qui relève, en bonne partie, d’un virage idéologique.
À priori, la diplomatie, le commerce et le développement international répondent à des impératifs différents, et le mariage annoncé jeudi est un peu une union contre nature. Mais il n’est pas impossible d’arbitrer entre les intérêts des uns et des autres, en cas de collision frontale. Et de toute façon, cette valse à trois se jouait déjà, même avant que l’ACDI ne soit soumise à l’autorité directe des Affaires étrangères.
Finalement, le changement annoncé jeudi est surtout d’ordre bureaucratique. Le virage de fond a déjà eu lieu. Et il apporte de l’eau au moulin de ceux qui, au Québec, voudraient rapatrier les programmes de développement international pour les subordonner à une autre vision.
L’idée a été lancée par le ministre des Relations internationales, Jean-François Lisée. À chaque régression d’Ottawa, elle paraît plus pertinente.
Agnes Gruda, La Presse, 25 mars 2013
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