Utiliser un vocabulaire commun fait partie de la construction d’un sujet politique capable d’influencer et de transformer la société.
Par Miriam Nobre, coordinatrice de l’Organisation Féministe Sempreviva et activiste de la Marche mondiale des femmes [1]
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Lors de la Marcha Mundial das Mulheres (Marche mondiale des femmes), alors que des camarades disaient que dans leur pays, elles ne pouvaient pas dire « lesbienne » ou « féminisme », voire que ces mots n’existaient pas dans leur langue, nous avons pu compter sur des femmes courageuses qui ont partagé leurs expériences de vie en tant que lesbiennes et féministes. En les nommant, on rend possible leur existence, et leur incarnation dans des corps et des territoires.
Abya Yala, est le nom donné par les Kuna, premiers peuples indigènes, de que nous appelons l’Amérique Latine. Lors du II Cumbre Continental de los Pueblos y Nacionalidades Indígenas de Abya Yala (Deuxième Sommet Continental des Peuples Autochtones d’Abya Yala), qui s’est tenu à Quito, en Équateur en 2004, d’autres peuples ont adopté ce nom avec un sentiment politique d’unité et d’appartenance. Les femmes d’Abya Yala ont proposé le mot « territoires » pour associer la nature et la société comme interdépendantes et co-construites. Quant aux femmes de la Marche, venues d’autres régions, elles associent ce mot à des territoires délimités, exclusifs, fermés aux immigrants et superposés à des communautés ancestrales, souvent nomades, et dont les dominants préfèrent nier l’existence de ces communautés par l’élimination narrative et physique. Nous avons donc entrepris collectivement de décharger le terme ‘territoires’ et de le recharger avec d’autres significations communes.
De plus, nous, à SOF – Sempreviva Organização Feminista (Organisation Féministe Sempreviva), avec le collectif basque, XXK Feminismos, Pensamiento y Acción (Féminismes, Pensées et Actions), avons actualisé nos perspectives sur l’économie féministe en préservant notre langage commun. Nous faisons alors le pari d’un langage commun à explorer[2], lequel rejoint l’initiative de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI) de construire un lexique dans une perspective féministe et antiraciste qui puisse consolider les rives de ce fleuve impétueux qu’est le « processus de décolonisation de notre secteur »[3].
Dans ce lexique, le terme « développement » correspond à un idéal de modernité qui présente la vie comme artificielle, où les êtres humains sont déconnectés des êtres non humains. Les pays colonisateurs, dits « développés », s’imposent comme modèles et référents, incarnant la « reproduction universelle des systèmes capitalistes et patriarcaux »[4]. C’est pourquoi, selon le lexique, de plus en plus d’organisations préfèrent ne pas utiliser ce terme. Le document « Critique à la stratégie “genre et développement” et axes d’une nouvelle stratégie de justice sociale de genre » va plus loin, en proposant qu’il soit le fruit d’un travail collectif. Il est proposé de « supprimer le terme « développement » de la littérature du CQFD (Comité Québécois Femmes et Développement) compte tenu de sa connotation raciste et coloniale »[5].
Cette proposition sans langue de bois permet de clarifier nos perceptions et de renforcer la solidarité internationale pour faire face aux enjeux qui nous interpellent, à savoir : la géopolitique de la coopération, son organisation par les logiques de marché, sa réorientation conservatrice, et les contextes actuels marqués par les crises socio-climatiques.
Géopolitique de la coopération
Un premier constat est que les Objectifs de Développement Durable, comme étapes multilatérales importantes de la coopération, ont déjà été critiqués par les mouvements sociaux pour leur insuffisance et leur tendance à se vider de leur sens. Ce processus de perte de sens est lié à la reconnaissance de plus en plus répandue que ces objectifs ne seront pas atteints d’ici 2030. Certains d’entre eux, comme l’insécurité alimentaire, ont même empiré.
Sans ce flou sur les mots et avec les réaménagements géopolitiques, les pays clarifient les liens entre la coopération et leurs intérêts. L’expression à la mode pour la coopération internationale est « gagnant-gagnant ». Formellement, cette expression décrit un partenariat dans laquelle les deux parties sont gagnantes et où les intérêts de l’une sont pris en compte par l’autre. Dans la pratique, le fait est que ceux qui détiennent le pouvoir et les richesses ne sont pas disposés à céder un millimètre de leur pouvoir et de leurs ressources. Ainsi, la possibilité d’améliorer la vie des personnes en situation de vulnérabilité ne peut se faire que sur ces marges étroites, et non en réorientant les politiques, en redistribuant les ressources, le temps et le pouvoir.
Le développement et l’entretien du réseau routier sont assez révélateurs : les routes les plus construites et les mieux entretenues sont celles qui acheminent la production en grandes quantités. A l’inverse, les routes secondaires, utiles aux transports des personnes ou à la commercialisation des produits agricoles, familiaux et traditionnels sont moins nombreuses et moins bien entretenues. C’est le même constat concernant le réseau d’autobus. Le réseau desservant les quartiers périphériques des villes est précaire alors que la priorité est donnée aux lignes reliant les travailleurs à leur lieu de travail. Ce modèle touche aussi le réseau aérien, ainsi les vols entre pays africains sont quasiment inexistants, alors qu’il existe de nombreux vols entre les pays colonisateurs et « leurs » anciennes colonies.
Financement et logique de marché
La société, les entreprises et l’État doivent se désengager des secteurs qui détruisent la nature et la vie, tels que l’industrie de la guerre ou des pesticides. Il est nécessaire d’investir dans les systèmes de soins publics, de soutenir la reproduction sociale et les formes de production telles que l’agroécologie. La défense des corps et des territoires sont des objectifs non négociables. C’est à dire, la vie ne doit pas être en jeu, ni être immolée dans des zones de sacrifice.
La vision utilitariste des intérêts en faveur de la logique de marché organise non seulement le financement par des fondations privées, dont beaucoup sont liées à des entreprises transnationales, mais aussi le financement par des fonds publics. Les financements liés aux questions de climat et de biodiversité prennent la forme de crédits, suivant la logique du système financier. Un retour est attendu, directement proportionnel à l’investissement effectué.
Par exemple, dans les projets liés aux reboisements des forêts dégradées, la plantation de pousses d’arbres en ligne est souvent exigée. Les communautés traditionnelles interagissent avec la forêt, ouvrent des clairières, plantent et dispersent des graines d’une manière tellement conforme au savoir traditionnel qu’il a fallu beaucoup de temps aux institutions de recherche pour comprendre la forêt et le sol en interaction avec les communautés qui y vivent. À l’inverse, la plantation en rangée est nécessaire pour garantir la traçabilité des Paiements pour Services Environnementaux (PSE) ou d’autres formes de financement public ou privé. Les financeurs exigent que l’on puisse prouver l’affectation du montant versé, qu’il s’agisse ou non de crédits de carbone.
En plus de rendre les forêts plus monotones, cette logique organise les systèmes de planification, de suivi et d’évaluation des projets de « développement ». Les activités doivent être liées à un indicateur et le temps requis est calculé. L’”investissement » est directement lié aux heures calculées dans le résultat obtenu. Dans cette façon de faire, l’expérience de travail des personnes et leurs relations de confiance sont rendues invisibles. En outre, des données produites servent à alimenter l’algorithme qui comptabilise le travail humain nécessaire au « développement”. Or, pour de nombreuses communautés traditionnelles, la demande ne porte pas sur des ressources destinées au « développement » et exprimées en résultats et indicateurs méticuleusement mesurés, mais plutôt sur des mesures de sauvegarde utiles et efficaces à protéger les modes de vie traditionnels et les leurs territoires.
Financement et conservatisme
Nous sommes préoccupés par l’organisation politique de l’extrême droite, qui conteste la société, les réseaux sociaux et l’État, et de la possibilité réelle qu’elle étende sa présence au Canada, aux États-Unis et dans l’Union européenne. Au Brésil, pendant la période post-coup d’État et le gouvernement Bolsonaro, les politiques sociales ont été réduites et institutionnalisées par le biais d’un plafond de dépenses défini par la loi pour les 20 prochaines années. Il y a eu également une réorientation du budget public vers la consolidation d’agendas conservateurs, tels que les écoles militaires ou les soins de santé mentale en lien avec la consommation d’alcool et de drogues, désormais redirigés vers des centres gérés par des organisations religieuses conservatrices.
Le féminisme et les dissidents du genre sont la cible des politiques conservatrices. Les organisations qui défendent les droits reproductifs et les peuples dont les territoires sont contestés sont les premières à subir des coupes et des représailles. La communauté internationale conservatrice organise des plans stratégiques à long terme et les ressources nécessaires pour les mettre en œuvre. Alors que les pays et les institutions présents dans la coopération internationale se tournent vers la droite, les préoccupations des pays du Sud global ne portent pas seulement sur la perte de financement, mais aussi sur son orientation. Dans cette situation, le danger de fragmentation doit d’abord être écarté. La solidarité des organisations de coopération dans la négociation des ressources avec les gouvernements du Québec et du Canada est indispensable pour garantir la poursuite du travail de tous les OCI, y compris les plus petits et ceux qui travaillent sur des questions et des sujets invisibles ou directement attaqués. L’AQOCI peut donc être appelée à assumer de nouvelles tâches de cohésion et de médiation.
Les revendications concernant le volume des ressources pour la coopération internationale et son orientation progressiste doivent faire partie d’un processus de coalition plus large pour les droits et l’expansion des dépenses publiques ainsi que pour leur orientation vers la justice et la lutte contre les inégalités. La lutte commune démontre la fausseté des arguments qui promeuvent la concurrence méritocratique pour des services et des ressources restreints et qui alimentent le racisme, la xénophobie et les attaques contre les sujets fragilisés par le capitalisme patriarcal et raciste.
Répondre aux crises
La solidarité internationale est appelée à agir dans des situations de crise extrêmes liées à des conflits ou à des événements socio-climatiques et à proposer des réponses immédiates qui créent ou renforcent les communautés locales. Cependant, dans ces moments-là, l’extrême droite agit pour amplifier le chaos et l’impuissance, et ensuite justifier des mesures de contrôle et de concentration de pouvoir autoritaire. Naomi Klein met l’accent sur la gestion et la manipulation des crises en inventant l’expression « doctrine du choc »[6]. Cette tactique exploite la désorientation publique suivie d’un choc collectif – guerres, coups d’État, attaques terroristes, effondrements des marchés ou catastrophes naturelles – pour suspendre les normes démocratiques et imposer la « liste de souhaits » des entreprises : appropriation des territoires, privatisation des biens communs, déréglementation de l’économie.
Les communautés, dont les maisons et les infrastructures sont détruites, sont forcées de déménager et beaucoup ne peuvent pas revenir. En effet, dans le cadre de la soi-disant reconstruction, leurs territoires sont occupés par des bâtiments privés, souvent luxueux, comme cela s’est produit en Indonésie après le tsunami de 2004, ou dans les bidonvilles brésiliens détruits par des incendies. Depuis la fin du mois d’avril, 2024, jusqu’à maintenant, une grande partie de l’État brésilien du Rio Grande do Sul a subi l’impact de fortes pluies. La rupture de digues et les inondations ont causé des morts et des disparitions. Plus de 600 000 personnes vivent dans les maisons d’autres personnes ou dans des abris temporaires. Les mouvements sociaux, dont la Marche Mondiale des Femmes, ont rapidement organisé des actions de solidarité, notamment en distribuant des repas préparés dans les cuisines communautaires mises en place lors de la pandémie. Ces mouvements sociaux collaborent et négocient avec le gouvernement fédéral afin que les ressources d’urgence parviennent aux personnes qui en ont le plus besoin et que l’organisation sociale soit renforcée.
Pour faire face à ce type de situations, la coopération internationale a créé des mécanismes tels que les fonds d’urgence, qui sont plus faciles d’accès et permettent de réagir rapidement. Toutefois, quelle est la capacité de ces fonds à répondre à des situations qui sont de plus en plus la norme plutôt que l’exception ? Le Rio Grande do Sul figure parmi les cinq États brésiliens dont l’indice de développement humain (IDH) est le plus élevé, et pourtant il n’est pas en mesure de faire face à cette situation à lui seul. Les fonds doivent être combinés à d’autres aides pour permettre une reconstruction axée sur l’économie féministe, l’économie populaire et solidaire et les partenariats public-communautaires. La logique, le calendrier et les voies de l’action de l’État doivent être guidés par les mouvements sociaux et les communautés organisées.
Et à suivre…
L’agenda de la solidarité internationale n’est pas le « développement ». Il s’agit en fait de répondre aux urgences d’aujourd’hui, de créer les bases d’une nouvelle organisation sociale préoccupée de récupérer les savoirs et les formes d’organisation des communautés qui résistent en réinventant le commun.
Nous pouvons continuer à alimenter le lexique de la solidarité internationale avec les termes que les communautés traditionnelles, les peuples autochtones et les Premières Nations utilisent pour nommer les modes de vie cohérents avec leurs propres langages et conceptualisations. Cette liste, aussi nombreuse que les étoiles que nous voyons dans le ciel, est destinée à nous rappeler que nous avons de nombreuses sorties. Il est dans la nature de cette liste d’être toujours incomplète, car, comme l’a souligné l’écrivaine Clarice Lispector, « la liberté est peu de chose. Ce que je désire n’a pas encore de nom[7].
Traduit du portugais du Brésil par Marta Cotrim
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[1] Coordinatrice de l’organisation féministe SOF – Sempreviva Organização Feminista (Organisation Féministe Sempreviva) et activiste de la Marche mondiale des femmes. Elle a participé à la consultation en espagnol sur une nouvelle stratégie de genre pour la coopération et la solidarité internationales.
[2] Colectiva XXK et SOF : Ensemble et rebelles : explorer les territoires de l’économie féministe. São Paulo : Colectiva XXK et SOF, 2021. Disponible à l’adresse suivante : https://www.sof.org.br/wp-content/uploads/2021/06/Together-and-Rebellious_V6.pdf
[3] Portocarrrero, Martin et Coté, Denis (coord.) Lexique de la solidarité internationale de l’AQOCI. Montréal : AQOCI, 2023.
[4] Idem.
[5] CQFD e AQOCI. Critique à la stratégie “genre et développement” et axes d’une nouvelle stratégie de justice sociale de genre. Montréal: CQFD e AQOCI, 2023.
[6] Klein, Naomi. No Is Not Enough: Resisting Trump’s Shock Politics and Winning the World We Need. Chicago: Haymarket Book, 2017
[7] Lispector, Clarice. Près du cœur sauvage. Rio de Janeiro : Rocco, 1998.
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