Au même titre que l’agriculture, le secteur de la pêche (ou halieutique) compte parmi les secteurs économiques les plus protégés en commerce international. Cette branche commerciale demeure fortement encadrée par différents intérêts, que ce soit ceux des États ou de leurs entreprises.
Texte rédigé par Félix Beauchemin, étudiant au baccalauréat en relations internationales et droit international, boursier-stagiaire Banque Scotia-IEIM
Ce secteur économique se démarque par un grand manque de droits de propriété, impliquant par conséquent un manque de règlementations qui serviraient à superviser les activités des entreprises. Ainsi, dans leur recherche constante de profit et de la maximisation de leur force productive, les entreprises halieutiques cherchent à obtenir des subventions pour augmenter leurs capacités de flottilles. Conséquence : une surcapitalisation de la pêche, menant nécessairement à la mise en danger des écosystèmes marins. Cela a non seulement un impact sur les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire de millions d’individus, mais également sur la santé de certaines populations déjà vulnérables.
Comment se déroulent les négociations de subventions ?
Depuis le lancement du cycle de Doha en 2001, les États membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) négocient donc pour encadrer les subventions octroyées aux entreprises de pêche, notamment celles qui « contribuent à la surcapacité et à la surpêche », tel que le détaille l’Objectif 14.6 des Objectifs de développement durable de l’ONU. Un accord sur la question devait voir le jour en 2020, mais les négociations n’ont pas pu arriver à un résultat concluant. À ce moment, la directrice générale de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, a appelé les « chefs de délégation de l’OMC à continuer de s’investir dans les négociations sur les subventions à la pêche et à s’efforcer de parvenir à un accord pour le mois de juillet 2021 ».
Or, à l’heure actuelle, aucun accord n’a vu le jour ; une lenteur qui est malheureusement tradition dans les organisations internationales comme l’OMC. Au cœur de ces discordes entre États : l’importance des subventions de pêche pour les populations vulnérables.
Les clauses du traitement spécial et différencié
Comme dans bon nombre de traités de l’OMC, le possible accord sur les subventions à la pêche encadrerait des clauses de traitement spécial et différencié, soit un régime dérogatoire qui mise sur l’équité entre États plutôt que sur l’égalité, permettant notamment d’avantager les économies des pays en voie de développement (PVD) et les pays les moins avancés (PMA) par rapport aux pays dits industrialisés. Ces clauses permettraient alors à certains pays d’être exclus de certaines dispositions afin de favoriser leurs industries nationales et la compétitivité de leurs entreprises sur la scène internationale.
Au niveau de la pêche, ceci permettrait aux petits États qui ont une économie qui repose fortement sur des activités comme la pêche de continuer leurs activités avec des subventions adéquates. Un exemple de demandes des PVD et PMA concerne la présence envahissante des bateaux étrangers dans leurs eaux territoriales, menant à un épuisement des ressources disponibles. À titre d’exemple, en Mauritanie, vingt-neuf États ont fourni des subventions s’élevant à 110,5 millions de $ entraînant la pêche dans les eaux nationales par des entreprises étrangères et chassant la plupart des pêcheries artisanales mauritaniennes. Ainsi, il faudrait contrôler de manière plus stricte l’usage des subventions pour l’agrandissement des flottilles des pays industrialisés. Les États en voie de développement pourraient dès lors profiter des eaux de manière bien plus égalitaire, comme ceux-ci n’ont pas les moyens de compétitionner en eaux internationales avec les « gros joueurs ».
Pourquoi la pêche est-elle si importante pour les PVD et les PMA ?
Au nom des « petites économies vulnérables » (PEV), la Barbade a présenté sa position dans les négociations, demandant notamment une exemption des clauses pour les économies représentant moins de 0,1 % de la production halieutique mondiale. De leur côté, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) ont mis de l’avant leurs propres demandes, notamment en cherchant à protéger « le droit […] de supporter les activités de pêche côtière relatives à la pêche artisanale, de petite échelle et de subsistance », notamment dans les zones économiques exclusives (eaux nationales) des États. Cette importance de la pêche pour les PVD et PMD se décline en trois facteurs primordiaux : la pêche comme moyen de subsistance, comme source de sécurité alimentaire et comme source de revenus par l’exportation.
Des estimations démontrent que 95 % des 56 millions d’emplois relatifs à la pêche et à l’aquaculture sont concentrés dans les régions en développement, notamment en Asie, en Afrique et dans les Caraïbes. Bien que la pêche ne représente pas une activité très profitable à l’échelle artisanale, il s’agit d’un moyen de subsistance qui réduit l’incidence de la pauvreté pour d’innombrables familles. L’agrandissement de l’industrie, notamment dans les petites communautés rurales, entraîne un effet « multiplicateur » qui permet de générer de nombreux emplois (création de matériel de pêche, entretien des bateaux, gestion des pêcheries, entre autres). Il convient également de souligner le rôle primordial des femmes de ces communautés dans l’industrie halieutique, notamment en confection des filets, ou encore en gestion financière, en transformation des produits et en entretien de certains appareils. La pêche devient ainsi un système de réduction de la pauvreté par l’accès à des revenus pour toute la famille.
La pêche est également une source d’alimentation pour les communautés rurales. Considérée comme une protéine « peu couteuse et nourrissante », elle représente près de 50 % des intrants de protéine pour les pays insulaires et côtiers comme l’Indonésie, le Sri Lanka ou le Ghana. Ainsi, une gestion insatisfaisante des subventions halieutiques aura un impact direct sur l’approvisionnement en nourriture de communautés qui peinent déjà à subvenir à leurs besoins.
Pour les petites nations insulaires et côtières en développement, l’industrie de la pêche est particulièrement importante pour augmenter leurs recettes liées à l’exportation — montants pouvant être réinvestis pour répondre aux besoins de leur population. À ce niveau, le marché de la pêche est l’export agricole (un terme qui englobe la pêche) le plus important pour ces pays en développement d’où proviennent 38 % des exportations mondiales de pêche.
Ainsi, revenant aux propositions de la Barbade et des ACP, les exemptions de règlementations pour les pêcheries de petite échelle et artisanales permettraient non seulement d’aider les populations vulnérables à se sortir de la pauvreté et à s’alimenter, mais également aux PVD et PMA de dégager davantage de revenus liés aux exportations de pêche, voire même de compétitionner avec les grandes pêcheries occidentales.
État des négociations
C’est le 30 novembre 2021 que s’est tenue la douzième conférence ministérielle de l’OMC (CM12), là où les négociations concernant les subventions à la pêche se sont poursuivies pour une vingtième année consécutive. Quelques semaines avant le début des négociations, l’Inde a fait connaître ses demandes, au nom des PVD (il est à noter que l’industrie halieutique en Inde crée 48 millions d’emplois directs et indirects). Elle propose entre autres d’instaurer un système de « pollueur-payeur » — dans lequel les plus grands États fournisseurs de subventions seraient amenés à réduire systématiquement leurs allocations aux entreprises afin d’équilibrer le « terrain de jeu ». Considérant que l’accord actuel est « faible, déséquilibré et favorise les pays de pêche avancés », l’Inde cherche avant tout à protéger ses industries locales et la subsistance de pêcheurs « pauvres ». Pour ce faire, elle propose un sursis de 25 ans pour les PVD afin que ceux-ci aient un temps supplémentaire pour se préparer aux changements de subventions.
Or, si le passé est garant de l’avenir, il est possible de croire que l’accord économique encadrant ces subventions ne voit jamais le jour par cause d’abandon, tel a été le cas avec de nombreux accords du cycle de Doha. Quant à l’optique où ledit accord serait finalisé, il est également possible de prédire qu’il favoriserait les intérêts de ses membres les plus riches. Toutefois, l’OMC a le pouvoir de changer ce rapport de force. Dans le milieu du droit économique international, de nombreux experts et expertes s’entendent pour dire que les négociations actuelles démontreront si l’OMC est en mesure de véritablement remplir ses objectifs, et de manière encore plus importante, s’il est en mesure d’aider les populations plus vulnérables, généralement négligées par les accords de libre-échange.
La recherche pour ce texte a été faite en collaboration avec Angélique Labbadi, Rose Pagé et Alexandra Soucy, étudiantes au baccalauréat en relations internationales et droit international.
Photo : Sandip Dey, CC 3.0
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