Je suis une femme Madan Sara. Comme toute madan sara, je suis une paysanne qui s’adonne à l’agriculture, l’élevage et le commerce. Après la récolte, dès que je finis de tout ramasser dans le jardin, je pars vendre mes produits à Port-au-Prince. Je vais vous parler de ma vie en Haïti : comment je vis avec mon commerce de va et vient, alors que la situation dans le pays rend les choses très très difficiles pour des femmes comme moi. Je sais que les autres femmes disent qu’elles ont des problèmes aussi. Mais ce n’est pas pareil, car même quand le pays fonctionne normalement, je gagne ma vie dans des conditions très difficiles et même dangereuses. Pour mieux me comprendre, quand je parle de danger dans notre secteur d’activités, il faut que je vous explique en quoi consistent les activités de madan Sara; comment nous vivons.
Par : Louse Brinette[1], Haïti.
Je suis originaire de Jacmel dans le sud-est d’Haïti, je suis née dans un quartier qui s’appelle le haut de la montagne et c’est très éloigné de la ville. Je n’ai pas peur de pratiquer l’agriculture, malgré les bêtes qui se trouvent dans les jardins. Après avoir récolté, je garde une partie de la récolte à la maison pour mes besoins, je vends une partie au marché pour acheter de la viande, de l’huile, etc. Mais la plus grande quantité, je m’organise pour la transporter à Port-au-Prince, où elle est vendue aux différents grands marchés, selon la zone et la marchandise, à d’autres femmes marchandes comme moi, qui vont acheter ma marchandise pour la revendre.
Nous, les femmes de la campagne, nous n’avons pas besoin d’aller à l’école. Les parents ont toujours dit que les femmes doivent aller au marché, aider dans le jardin, participer dans les récoltes; et puis trouver un mari pour faire des enfants qui vont prendre soin de nous, quand nous ne pourrons plus travailler. J’ai beaucoup de chance, parce que j’ai été quand même à l’école! Je n’ai pas beaucoup de connaissance; mais je sais lire, je peux écrire mon nom avec ma signature et avec d’autres choses aussi. Mais je n’ai pas beaucoup de chance dans la vie : j’ai grandi avec une tante. Parce que mon papa a cherché une autre femme dans une autre zone.
Ma maman est morte quand j’avais 12 ans. C’est à cet âge que je suis devenue madan sara, parce que ma tante aussi était madan sara.
En Haïti, les hommes ont beaucoup de maîtresses, surtout à la campagne, c’est toujours comme ça. Et puis les femmes ne doivent pas parler ou bien pour dire que nous ne sommes pas d’accord. Puis ma maman est morte quand j’avais 12 ans. C’est à cet âge que je suis devenue madan Sara, parce que ma tante aussi était madan sara. Mon mari est mort et m’a laissé ses deux enfants avec sa première femme, en plus de notre enfant. Je me bats chaque jour avec la vie pour pouvoir prendre soin de ma famille, composée de trois enfants et moi.
Avant la situation d’insécurité de maintenant, comme toutes les autres madan sara (voir encadré), j’étais en zone rurale, en dehors de la capitale. Je cultivais les denrées des jardins que la famille m’a laissés comme héritière. Je cultivais et récoltais des fruits pour lesquels la zone de Jacmel est réputée, comme l’ananas, la papaye, l’orange, la mandarine, la banane et les figues.
Je prenais un camion pour aller vendre les fruits de mes jardins à Port-au-Prince. Avec mes camarades madan sara, nous devions passer jusqu’à deux jours en route, selon le département d’où l’on vient. Parfois, moi et les autres femmes dormions dans le camion; sur le dos du camion. Nous savions que des accidents de la route dans de tels camions ont déjà coûté la vie à d’autres camarades, parce que les chauffeurs ne dépensent pas pour réparer leurs camions, et l’Etat ne fait pas son travail. Mais je suis sous la protection de Dieu, parce que Dieu est bon et tout-puissant!
Les Madan Sara sont des marchandes qui occupent une place importante dans l’économie haïtienne. Il s’agit de femmes actives dans de petits commerces soit comme vendeuses ambulantes (promenant leur marchandise dans les rues), soit en prenant place dans des marchés publics. La profession de Madan Sara se conjugue au féminin, car ce sont les femmes qui y sont présentes.
C’est grâce aux femmes Madan Sara que les produits agricoles sont acheminés des champs vers les marchés publics. Pour cela, ces femmes font un périple difficile entre des villes de province et la capitale d’Haïti, Port-au-Prince. Leur activité permet de nourrir un grand nombre d’Haïtiens.
Sous le titre Nos Madan Sara ne chôment pas, Le Nouvelliste décrit ainsi la situation de ces femmes : « Les camions destinés à ce genre d’activité n’offrent aucun confort. Elles voyagent comme les aliments, comme des matériaux. Du haut de ces engins inconfortables, elles ne sont pas épargnées par la colère de la nature. Elles subissent de plein fouet les méfaits du soleil à son paroxysme, de la pluie et de la poussière. Cette situation n’est pas la plus difficile. Depuis ces trois derniers mois, elles se disent régulièrement maltraitées, rançonnées, violées par des bandits armés travestis en militants politiques. En arrivant à Port-au-Prince, dans de telles conditions, le prix final des produits double, car la rançon est désormais incluse dans le coût des marchandises »,
C’est de cet état de vulnérabilité des Madan Sara, état qui est allé en s’amplifiant sous la crise actuelle en Haïti, que témoigne Louse Brinette, autrice de cet article, en tant que Madan Sara, touchée par ces évolutions.
Les bases des gangs dans les quartiers de Martissant et Grand Ravine dans la zone où je demeure, violent et tuent les femmes qui se déplacent pour le commerce des denrées dans les zones rurales.
Ma vie est devenue bien plus difficile maintenant, avec les gangs qui sont dans le pays. C’est devenu très risqué de faire le va et vient. C’est difficile de traverser les différentes zones dans ma région! Les bases des gangs dans les quartiers de Martissant[2] et Grand Ravine qui coupent la zone où je demeure, violent et tuent les femmes qui se déplacent pour le commerce des denrées dans des régions de Provence, c’est-à-dire dans les zones rurales.
Comment vivre sans le commerce des fruits de mes jardins? Ils m’ont dit que je peux toujours être madan sara, mais je vais devoir vendre des légumes (carotte, laitue, pomme de terre, piment) avec d’autres choses. Je pourrai toujours prendre un camion, mais ce serait pour aller à des marchés loin de Port-au-Prince, à cause de la situation du pays. On m’a dit que je peux aller acheter des légumes à Kenscoff[3] et puis les vendre à Pétion-Ville[4] dans le département de l’Ouest, avec les autres femmes marchandes qui vont revendre en détails dans cette ville-là. Toute cette situation, c’est par rapport aux zones que je dois traverser et qui sont occupées par des gangs.
Un jour, en août 2022, je suis entrée à Port-au-Prince avec mes denrées : ananas, oranges et mandarines; des fruits cultivés dans mon jardin. Il y avait un accident à cause de la situation du pays. Le chauffeur avait dévié de la route habituelle pour échapper à la présence d’un groupe armé, qui arrêtait tous les camions pour rançonner les voyageurs. Comme ce chauffeur ne connaissait pas bien la route et le camion n’était pas en bon état, il a basculé sur le côté. Les marchandises sont tombées et le camion est rentré dans un trou. Heureusement, les blessés n’avaient rien de grave. Tout cela est à cause de l’insécurité! Le chauffeur avait très peur et moi-même, qui voulais retourner à Jacmel, j’avais beaucoup de difficultés à aller en dehors de la ville, dans le département du Sud-Est. Je n’avais pas suffisamment d’argent et j’avais peur de rencontrer des groupes armés sur ma route. Les amis à Port-au-Prince m’ont conseillé de rester, à cause de la situation qui est dans le transport, puis ma famille aussi. Alors, je leur ai demandé : « Bon, vous dites que je peux rester à Port-au-Prince, comment je vais faire? ». Les femmes madan Sara avec ma famille m’ont aidée à trouver un endroit dans un marché à Pétion-Ville pour vendre ma marchandise et une petite maison pas trop chère pour m’héberger. Elles m’ont aidée!
J’ai vraiment suivi les conseils, mais je devais aller acheter des légumes (poivron, choux, haricots verts, oignon et carotte) dans une zone qu’on appelle Tête de l’Eau[5], à 5 heures du matin. Cette zone se trouve dans la commune de Pétion-Ville. J’avais un peu peur, car le soleil n’était pas encore levé. Mais je n’avais pas le choix. Mon petit commerce de légumes marchait très bien et d’autres marchandes m’ont encadrée. J’ai alors fait le trajet entre Haut Pétion-Ville et Kenscoff.
Un jour de janvier 2019, n’était pas Dieu qui veillait sur moi, j’allais mourir parce qu’un bandit armé a sorti son arme et a pris tout mon argent. Depuis cet incident, j’ai changé de commerce pour éviter le risque d’être tuée.
Mais un jour de janvier 2019, n’était pas Dieu qui veillait sur moi, j’allais mourir parce qu’un bandit armé a sorti son arme et a pris tout mon argent, même l’argent du transport était volé. Depuis cet incident, j’ai changé de commerce pour éviter le risque d’être tuée, en me déplaçant tout le temps dans ces circonstances d’insécurité. J’ai muté vers le commerce des produits alimentaires : riz, pois, maïs moulu, blé, farine. Pour cela, j’ai trouvé une place dans un petit marché situé dans un quartier qui s’appelle Route de Frères, non loin du quartier où j’habite avec ma famille.
Mais maintenant la situation est devenue encore plus difficile!
Les gangs empêchent les femmes madan sara comme moi d’aller à Port-au-Prince vendre leurs marchandises… L’insécurité du pays menace l’existence même des madan sara puisque se déplacer d’un département à un autre est impossible.
Les gangs ont envahi le pays et ont bloqué Martissant et le marché de la Croix des Bouquets[6], depuis juillet 2021 et presque tous les marchés de la capitale. Ils empêchent les femmes madan sara comme moi d’aller à Port-au-Prince vendre leurs marchandises et retourner à Provence, où elles habitent. Même le marché sur la route, qui était plus sécurisant, devient souvent la cible des bandits.
Avec la situation de crise et d’insécurité dans le pays, la vie est devenue si chère que je suis obligée de changer encore de commerce. Les femmes sont plus victimes de cette situation; et moins vous avez de possibilités, plus vous avez de problèmes! L’insécurité du pays menace l’existence même des madan sara puisque se déplacer d’un département à un autre est impossible.
Les produits alimentaires sont restés entre mes mains, alors que je devais payer la coopérative Palmis[7] qui m’a fait un prêt de 25 000 gourdes[8] (gdes) en avril 2020. Je ne savais quoi faire. Mais la solution est venue, par les femmes madan sara!
C’était en juillet 2022. J’avais apporté à un groupe madan sara du café et du pain en guise de solidarité, étant donné que ces femmes ont dormi dans des dépôts au marché et n’avaient rien mangé. Elles m’ont alors conseillé de faire comme commerce ce que j’ai fait avec elles ce matin-là : vendre du café avec du pain et avec du mamba[9]! J’ai donc commencé ce nouveau petit commerce jusqu’à maintenant. J’offre ce repas pour 40 à 50 gdes : ce qui équivaut environ à 0,35 $ de pain et de mamba et les gens sont venus acheter. C’est plus facile comme commerce, cela soulage les gens qui ne peuvent pas cuisiner chez eux et n’ont pas d’argent pour aller au marché. Maintenant, j’ajoute du chocolat avec, et cela marche!
Mais c’est toujours difficile avec la situation de la sécurité et de la misère. C’est pourquoi quand des personnes me disent qu’elles n’ont pas mangé et ne peuvent pas acheter, dans mon commerce, je donne gratuitement du pain et du café à ces personnes.
Beaucoup de madan sara sont victimes d’actes des gangs armés, vol, rançonnement dans les camions, viol collectif, exécution.
Je peux dire que je ne fais pas de la politique. Je prie le Seigneur pour changer le pays. Mais mes amis, les gens qui dirigent le pays, eux sont allés à l’école et lisent dans de grands livres, ils ont beaucoup voyagé et puis ils ont regardé la situation sans rien faire parce qu’ils ne sont pas à la place des personnes qui souffrent. Mais Dieu ne manquera pas de les punir pour toutes ces méchancetés. Beaucoup de madan sara sont victimes d’actes des gangs armés, vol, rançonnement dans les camions, viol collectif, exécution et toutes ces situations mettent les madan sara au chômage, alors que nous avons des responsabilités.
Enfin!!! Je ne peux compter les cas. C’est tous les départements. Les gangs s’entendent pour être dans les marchés, sur les routes, les dépôts de marchandises. Des madan sara sont obligées de rester en région et leurs produits sont jetés, sans pouvoir les vendre.
Les gens qui dirigent le pays ne font rien pour nous aider, nous, les madan Sara. En tout cas, je sais que le pays ne restera pas comme cela. Je verrai quand même un changement. Et puis, c’est une nouvelle année, Dieu est grand et bon!
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[1] Article écrit avec les paroles de Louse Brinette, femme Madan Sara, traduites du créole vers le français par Mona Jean, sans changer le discours, ni la manière de parler, ni le contenu dit par l’autrice.
[2] Le quartier de Martissant est situé au sud de Port-au-Prince.
[3] Kenscoff est une commune située à près de 1 500 mètres sur les hauteurs de Port-au-Prince. Elle est connue pour sa production maraîchère.
[4] Pétion-Ville est une commune située dans la banlieue de Port-au-Prince. Elle est principalement résidentielle et touristique. Ses résidents sont souvent de couches sociales aisées.
[5] Tête de l’Eau est une banlieue située à proximité du village Montagne Noire et de la banlieue Bois-Moquette, dans le département de l’Ouest, dans l’arrondissement de Port-au-Prince.
[6] Croix-des-Bouquets est une commune d’Haïti située dans le département de l’Ouest.
[7] Palmis Mikwofinans Sosyal (PMS) est une structure haïtienne de microfinance.
[8] Une gourde équivaut à 0,0088 $ CAD.
[9] Le mamba est le nom donné au beurre de cacahuètes en Haïti. On le consomme généralement sur du pain et on appelle cette recette le « pain mamba ».
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