Être né.e quelque part n’enlève pas cette sensation de déchirement, comme être sous le poids d’un fardeau ou d’une douleur intense, quand son pays va mal. C’est ce que j’ai vécu et que je vis, moi Mona, en tant que femme Haïtienne, dans un contexte où mon pays traverse une succession de crises générées par une mauvaise gouvernance. Mon pays va si mal que les droits fondamentaux de la personne sont violés, piétinés. La justice est vassalisée, sous l’emprise de trafic d’influence, partialité, corruption et aucune garantie judiciaire n’est prise en compte pour sécuriser celles et ceux qui osent recourir à la justice.
Par : Mona Jean[1], Haïti
On est né quelque part, on ne choisit pas son pays, dit-on. Cependant, on ne saurait réduire le lien créé par sa terre natale au hasard d’une naissance et occulter ou encore inhiber comme on veut et quand on veut son sentiment d’appartenance. On ne saurait s’empêcher d’avoir cette sensation de perdre le souffle, de manquer d’air et d’être dans une sorte de labyrinthe sans savoir comment s’en sortir. Être femme dans un pays comme Haïti et citoyenne engagée dans une lutte pour une société égalitaire, juste et équilibrée apporte son lot de préoccupations quant à la situation du peuple en général et des femmes en particulier, surtout celles des classes défavorisées, des bidonvilles et des régions qui sont victimes à différents niveaux.
Pour mieux narrer mon vécu de la crise actuelle en Haïti, je voudrais remonter le temps, pour me souvenir de ce qu’était une vie normale pour nous, avant que la population n’ait été prise en otage par les gangs armés et avant que l’inflation n’ait augmenté de manière vertigineuse.
La normalité du quotidien pour une femme Haïtienne comme moi, est conditionnée par la société stéréotypée machiste et patriarcale, avec une prédominance de monoparentalité féminine. Ce patriarcat est à la base de la violation systématique des droits des femmes. C’est dans cette société que j’ai grandi, que je suis allée à l’école et, plus tard, à la Faculté de droit et à la Faculté des sciences humaines de l’Université de l’État (UEH). Il s’agit là d’un choix difficile d’études universitaires pour une femme, dans un pays où s’occuper des questions de la loi est traditionnellement un domaine réservé aux hommes.
Avec deux professions, avocate et professeure en droit, j’ai commencé dans les tribunaux de paix (la plus petite instance judiciaire en Haïti), à défendre des femmes victimes de toutes formes de discrimination et de violence, y compris le viol. Pour mieux canaliser mes actions, je suis intervenue à travers les organisations de femmes qui travaillent avec des femmes défavorisées dans les bidonvilles et les régions reculées du pays. En remarquant que les femmes du milieu aisé ne parlent pas des violences qu’elles subissent par peur d’être jugées, je suis intervenue également auprès de cette catégorie, particulièrement pour les cas de créance alimentaire et garde d’enfant, que les féministes haïtiennes nomment “violence économique”, et qui peut frapper toutes les catégories de femmes en Haïti.
La réalité du pays a toujours été dure et complexe, certes. Mais avant le climat d’insécurité qui règne depuis 2018, je pouvais aller au tribunal, dispenser mes cours à l’université, sans craindre pour ma vie. J’exerçais aussi mes activités citoyennes à travers les espaces politiques et associatifs, dont ma candidature aux dernières élections sénatoriales en 2015, en dépit de la difficulté de gagner de telles élections. Car force est de constater que la société haïtienne met en avant de manière exacerbée et exclusive la virilité des hommes à travers les canaux de transmission des valeurs, depuis la famille, en passant par l’école, jusqu’à la participation des femmes à des postes de décision.
Dans ce contexte de violence et d’insécurité, je me sens continuellement sur le qui-vive, indignée, révoltée.
Caractérisé par un contexte politique mouvementé et ardu, parfois douloureux, mon pays fait face, notamment depuis les trois dernières décennies, à une série de problèmes comme l’affaiblissement constant de la production nationale, la forte croissance de la population et l’insuffisance de politiques publiques appropriées, sur fond de corruption. Cela a conduit à une paupérisation de la population et à la détérioration du niveau de vie des femmes et des filles de toutes les couches sociales, particulièrement celles qui sont démunies. Plus précisément, depuis deux ans, une situation sans précédent, faite de terreur, de violence multiforme et d’agressions de toutes sortes, règne dans le pays. Jeremy Laurence, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, a déclaré que de janvier à la fin de juin 2022, l’ONU a recensé 934 meurtres, 684 blessés et 680 enlèvements dans la capitale, Port-au-Prince.
Dans ce contexte de violence et d’insécurité, je me sens continuellement sur le qui-vive, indignée, révoltée, face aux crimes et au mépris des valeurs fondamentales des droits humains, particulièrement de la dignité, qui est inhérente à toute personne, sans aucune distinction. Depuis que des gangs armés occupent plusieurs quartiers dans différentes régions du pays avec une concentration dans le département de l’Ouest, vivre en Haïti devient un pari à gagner, au jour le jour. C’est une triste réalité qui fait partie désormais du quotidien des femmes haïtiennes, y compris le droit de se déplacer. Je vis cela comme une assignation à résidence surveillée. Cela est si déshumanisant!
De même, je suis consternée de voir que les services sociaux de base sont devenus un luxe, au point que les femmes vivent désormais dans une précarité extrême, caractérisée par la privation, l’instabilité politique, la violence généralisée, la pauvreté et la peur. Comme c’est toujours le cas dans de pareilles situations, cela a pour conséquence, entre autres, l’accentuation des maladies cardiovasculaires et psychosomatiques, sans accès aux services de santé. Les femmes sont ainsi doublement victimes, comme citoyennes et comme femmes. Le corps féminin est objectivé comme un jeu par les bandits, qui en toute impunité et à visière levée, le jour comme la nuit, provoquent des déplacements massifs de la population, comme l’a souligné un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en octobre 2022. Les gangs de la base qui se trouvent tout près du Palais de Justice ont mis à genoux le système judiciaire, fermant ainsi carrément les portes de la justice, au point que le personnel judiciaire se trouve mis au chômage, dans l’impossibilité de donner des réponses.
Aussi, la satisfaction des besoins primaires devient un luxe : l’eau, l’électricité, la santé et même l’éducation ne sont plus accessibles. D’ailleurs, les universités et les écoles, même publiques, étaient fermées jusqu’à la fin du mois de novembre 2022. Car depuis juillet 2021, le secteur éducatif fonctionne au rabais. Dans son inertie et mépris des droits fondamentaux du peuple, le gouvernement, au lieu d’ouvrir les établissements scolaires pour permettre aux enfants d’aller à l’école, a préféré trouver une formule nommée « ti pa ti pa » (l’école s’ouvre à petit pas), qui consiste à ouvrir d’abord les écoles qui se trouvent dans les zones résidentielles, puis celles des zones semi-résidentielles et finalement celles situées dans les zones dites de non droit. L’éducation qui est en principe un droit (accès à l’éducation même en temps de trouble politique), devient de la sorte un privilège, et cela en dépit de la ratification du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels par l’État haïtien en janvier 2012 (après le tremblement de terre) et en dépit des recommandations des organisations des femmes et de la société civile à travers l’EPU (Examen périodique universel).
Je n’ai jamais été confrontée à cette réalité, même sous la période de l’embargo sur Haïti.
Une telle attitude du gouvernement m’oblige, malgré moi, à vivre dans une sorte de sauve qui peut, ce qui me plonge dans un individualisme exacerbé que j’ai en horreur et qui ne fait que renforcer les disparités entre les personnes des différentes classes sociales, particulièrement les femmes. Je suis obligée de faire des efforts considérables pour acheter des panneaux solaires, afin de m’assurer d’avoir de l’énergie, pas seulement pour vivre et travailler à la maison, mais aussi pour ne pas m’exposer aux dysfonctionnements de ce qui reste comme structures ou institutions dans le pays. Me déplacer, être mobile, même dans ces conditions de survie, fait aussi partie de mon équilibre et de ma stratégie pour signifier que j’existe. C’est chez moi une manière de croire que vivre en Haïti est encore possible, bien que je sois en mesure d’aller vivre ailleurs.
Franchement, je n’ai jamais été confrontée à une telle réalité, même dans la période de l’embargo sur Haïti. Cette situation m’éloigne de plus en plus des couches défavorisées, particulièrement des femmes, donc de mon engagement et de mes valeurs. C’est déshumanisant et indignant, une atteinte de plus à mes droits de faire mon libre choix de penser et d’agir sans abandonner mon pays. En effet, s’engager dans la défense des droits des femmes en Haïti devient très risqué et de plus en plus difficile. Réfléchir et agir contre cela est d’une extrême urgence dans le cadre d’un dialogue sincère et solidaire entre féministes du Nord et du Sud : un dialogue marqué d’une empathie qui tient compte de la situation qui frappe toutes les catégories de femmes. Il y a une extrême urgence, je crois, de promouvoir une solidarité internationale canalisée, orientée et évaluée en fonction des réalités, des pratiques et des besoins réels de la population d’Haïti, dont notamment les femmes.
S’engager dans la défense des droits des femmes en Haïti devient très risqué et de plus en plus difficile. Réfléchir et agir contre cela est d’une extrême urgence dans le cadre d’un dialogue sincère et solidaire entre féministes du Nord et du Sud.
C’est triste et révoltant quand les gens me demandent ce que je fais encore en Haïti dans ces conditions de détérioration de la sécurité, où l’espérance de vie n’est que de 24 heures. Ce délai peut être renouvelé selon le bon vouloir des bandits et selon les hasards de la vie (si l’on ne se trouve pas au mauvais endroit au mauvais moment), ou tout simplement si Dieu le veut! Ce qui est pire, c’est que les gens qui me posent cette question ont raison!
D’ailleurs, le professeur Hérold Toussaint parle pertinemment du « courage d’habiter Haïti au XXIe siècle » et se demande dans son ouvrage si la vie a un sens dans le contexte haïtien. Mais le sauvetage individuel n’a jamais été une option pour moi, car je crois que mon bien-être se trouve dans celui de la collectivité et mes intérêts dans ceux de la population, et car j’ai une obligation de travailler pour le changement de mon pays. Je m’identifie à plusieurs autres personnes dont les rêves vont stimuler les miens, pour construire des lendemains meilleurs pour mon Pays, HAÏTI!
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[1] Mona Jean est avocate et travailleuse sociale. Elle est membre du Barreau de Port-au-Prince, ancienne membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, spécialiste en droits des femmes et droits humains. Elle est également professeure universitaire dans ces domaines depuis 15 ans.
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