Lettre ouverte adressée au premier ministre Harper par la coalition Voices-Voix et publiée dans le journal LE DEVOIR.
Libre opinion – Nous ne sommes pas des «ennemis»
30 juillet 2013 | Collectif d’auteurs | Canada
Lettre à Stephen Harper,
Monsieur le Premier Ministre,
Nous vous écrivons au nom de Voices-Voix, une coalition canadienne regroupant plus de 200 organisations de la société civile opérant tant à l’échelle communautaire que canadienne. Par la présente, nous tenons à exprimer notre vive inquiétude à la suite d’échos récents selon lesquels votre cabinet a mandaté des représentants gouvernementaux pour dresser des listes d’intervenants « amis et ennemis », listes qui feront partie des documents d’information qui seront remis aux nouveaux ministres.
Monsieur le Premier Ministre, nous sommes particulièrement ébranlés par le recours au terme « ennemis », qui semble ici décrire les individus ou les organisations qui critiquent les politiques et initiatives de votre gouvernement ou s’y opposent. C’est pourquoi nous vous demandons de confirmer urgemment que de telles listes, si elles existent déjà, ne seront pas utilisées, qu’aucune autre ne sera dressée et qu’il est inacceptable d’accoler une telle terminologie aux critiques du Parti conservateur.
Les Canadiens doivent vous entendre déclarer sans équivoque que votre gouvernement accepte les voix contraires et qu’il voit dans le désaccord l’un des catalyseurs de politiques publiques fortes et d’une démocratie vigoureuse.
C’est en 2010 que la coalition Voices-Voix a vu le jour en mobilisant des acteurs autour d’une inquiétude grandissante : au cours des années précédentes, une série de décisions et d’initiatives du gouvernement avait considérablement réduit la place laissée à la société civile pour exprimer son désaccord et revendiquer, directement ou indirectement, au sujet d’enjeux sociaux et politiques fondamentaux — notamment l’égalité des femmes, l’environnement et les droits de la personne.
Nous avons documenté de nombreux exemples d’individus ou de groupes devant aujourd’hui composer avec de graves problèmes financiers, organisationnels et professionnels parce qu’ils ont exprimé leur dissension par rapport à votre gouvernement. Nous avons aussi tenté de nouer un dialogue avec ce gouvernement, les parlementaires et le grand public afin de sensibiliser tout un chacun à ce dossier capital : les personnes, communautés ou organisations porteuses d’opinions divergentes doivent être en mesure de s’exprimer sur la place publique sans craindre de représailles, voire en sachant que le gouvernement les épaulera au besoin.
Puisque Voices-Voix s’est donné pour mission de consolider et d’accroître la place dont dispose la société civile canadienne pour exprimer son désaccord et revendiquer, cette liste d’intervenants «ennemis» est on ne peut plus alarmante.En ces temps où plusieurs personnes et organisations craignent déjà d’exprimer publiquement une divergence avec le gouvernement, nul doute que le risque d’être classés parmi les « ennemis » s’ils osent se mouiller les inhibera encore plus.
Tout ceci a d’ailleurs des répercussions concrètes sur les droits fondamentaux protégés en vertu de la législation internationale en matière de droits de la personne et de la Charte canadienne des droits et libertés, notamment la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. La situation n’a rien de rassurant à l’heure où il est essentiel de dialoguer et de débattre d’enjeux qui touchent entre autres à l’environnement et aux droits de la personne.
Elle renvoie en outre une image peu reluisante de l’état de la démocratie canadienne : dans une démocratie bien portante, le gouvernement ne qualifie pas publiquement d’ennemis ses critiques et détracteurs.
Monsieur le Premier Ministre, les organisations de la société civile de partout au pays s’attendent à ce que vous fassiez preuve de leadership sans ambages ni délai. Ces listes noires créent des remous ; il est temps pour vous de reconnaître publiquement la nature et la valeur de notre travail. C’est pourquoi nous vous demandons :
1. de rendre publiques les listes déjà établies le cas échéant, de confirmer qu’elles ne seront pas utilisées par votre gouvernement et de vous engager sans équivoque à cesser pareille pratique ;
2. de déclarer publiquement que le gouvernement comprend et salue le rôle essentiel que joue la société civile canadienne à bien des égards, notamment la prestation de services, la recherche et la défense des droits ;
3. de profiter de toutes les occasions pour affirmer clairement que le gouvernement ne perçoit pas comme des ennemis les groupes de la société civile qui critiquent ses politiques ou ses initiatives, mais les voit plutôt comme des partenaires importants qui contribuent à la création et à la mise en œuvre de politiques et de programmes publics éclairés ;
4. de mettre sur pied une table ronde multisectorielle réunissant des représentants du gouvernement et de la société civile mandatés pour cibler des mesures qui renforceront l’indépendance des groupes de la société canadienne tout en leur fournissant le soutien dont ils ont besoin.
Apprendre que certains membres du gouvernement considèrent comme des ennemis ceux qui osent le critiquer a fait souffler un vent d’inquiétude et de consternation sur la société civile. Maintenant, le gouvernement a la chance de rétablir un lien de confiance en épaulant les organisations qui contribuent à mettre en lumière des besoins sociaux pressants à l’échelle locale et canadienne, et à apporter des solutions à ceux-ci.
Nous souhaiterions nous entretenir avec vous et d’autres représentants de votre gouvernement pour discuter plus avant des inquiétudes et re- commandations de Voices-Voix. Au nom du comité directeur de la coalition Voices-Voix, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de nos sentiments les plus distingués.
Les signataires de cette lettre sont:
Alexe Neve – Secrétaire général, Amnistie internationale, section canadienne
Béatrice Vaugrante – Directrice générale, Aménistie internationale, Canada francophone
Robert Fox – Directeur général, Oxfam Canada
Leilani Farha – Directrice générale, Canada sans pauvreté
Pearl Eliadis – Avocate et conseillère juridique, Chargé de cours, Faculté de droit, Université McGill
Charis Kamphuis – Responsable, Research Network on Dissent, Democracy and the Law
Julia Sánchez – Présidente-directrice générale, Conseil canadien pour la coopération internationale
Michel Lambert – Directeur général, Alternatives
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