Nous ne vivons pas des temps faciles. Avant même la pandémie, le monde connaissait déjà des tensions sociales et politiques : la remise en cause de la logique néolibérale, la perte de légitimité des institutions, la croissance exponentielle des migrations forcées, la multiplication de la pauvreté et des inégalités, l’explosion du prix du gaz, de l’électricité et du pétrole, et plus encore.
Bien que de manière plus discrète, les denrées alimentaires ont également atteint des prix records pendant la crise sanitaire, et cette augmentation pourrait entraîner des problèmes plus importants. De plus, l’invasion de l’Ukraine représente le nouvel épicentre de l’instabilité qui, depuis des mois, affecte le commerce international et des secteurs essentiels comme celui du transport ou de l’énergétique, particulièrement touchés par les déséquilibres entre offre et demande depuis le début de la pandémie de COVID-19.
Y a-t-il un rapport entre la montée des prix des aliments et l’apparition des conflits ?
Les systèmes alimentaires sont à la base de la sécurité de l’économie mondiale et, par conséquent, de la sécurité humaine dans de nombreux pays. C’est pourquoi la faim et les questions de sécurité alimentaire, à travers les époques, ont déclenché des crises d’ordre social telles que celles qui ont conduit à la Révolution française il y a plusieurs siècles ou, plus récemment, aux soulèvements arabes de 2011. Chaque mois, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, mieux connue en anglais en tant que Food and Agriculture Organization (FAO), publie un indice permettant de suivre l’évolution des prix de l’assortiment alimentaire de base. D’après les dernières données, ceux-ci sont en hausse constante dans le monde entier depuis plus d’un an, atteignant les niveaux de 2008 et 2011 causés par la crise financière mondiale. Le grand débat est de savoir si ces augmentations seront temporaires ou, au contraire, un phénomène durable et donc problématique.
Plusieurs facteurs expliquent cette escalade historique : les changements climatiques qui ont affecté certaines récoltes, la fermeture des frontières et l’interruption du commerce international occasionné par la pandémie de COVID-19, la hausse des prix des transports maritimes et l’augmentation de la demande de pays comme la Chine qui ont stocké des denrées alimentaires par crainte de pénurie. Si cette tendance devait persister et compliquer davantage l’accès à certains produits, la sécurité alimentaire serait mise en péril, en particulier dans les pays importateurs et en développement. Cette situation pourrait entraîner une augmentation des risques politiques et sociaux dans ces pays.
De quelle façon les crises précédentes peuvent-elles nous éclairer ?
Le monde a déjà connu une augmentation du coût du panier alimentaire de base entre 2007 et 2014, ce qui a généré une crise alimentaire mondiale et accéléré les troubles sociaux, avec un impact particulier sur les régions les plus vulnérables.
De nombreuses manifestations en 2007-2008 et 2010-2011 étaient liées à ce phénomène. Au Mexique, le coût des denrées alimentaires a monté en flèche, ce qui a conduit le gouvernement à geler de nombreux prix face à l’agitation sociale croissante. Cette hausse a également exacerbé la crise au Zimbabwe, en Zambie et au Malawi, et provoqué des émeutes en Côte d’Ivoire, en Afrique du Sud, au Bangladesh, en Bolivie et au Pakistan. En Afrique du Nord, la hausse des prix a servi de déclencheur aux révoltes en Égypte et en Tunisie. Près de quarante pays ont connu des troubles sociaux et des renversements de gouvernement dans les années qui ont suivi. Aujourd’hui, deux ans après le début d’une crise sanitaire qui se superpose à d’autres crises — telles que celle des changements climatiques — et ayant de fortes conséquences sociales, économiques et politiques, le monde pourrait faire face à une instabilité politique et sociale mondiale sans précédent.
Qui plus est, compte tenu du conflit entre la Russie et l’Ukraine, on peut s’attendre à une accélération de l’inflation dans un contexte de hausse des prix de l’énergie et du blé. Les deux pays sont des piliers essentiels du commerce mondial, fournissant 29 % de toutes les exportations de blé et de maïs et 75 % des exportations d’huile de tournesol. L’invasion russe perturbe la capacité des agriculteurs ukrainiens à faire pousser leurs cultures. En outre, la navigation dans la région de la mer Noire, la plus grande zone d’exportation, a également été mise en péril, de sorte que les conséquences économiques du conflit se feront sentir au niveau mondial. Ainsi, un dérangement majeur des exportations ukrainiennes, associées à une pause des exportations russes, pourrait aggraver un cycle inflationniste mondial qui, dans de nombreux endroits, tels qu’au Venezuela et dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, est déjà le pire depuis des décennies.
Certains des plus importants clients de l’Ukraine sont des États économiquement fragiles ou en conflit du Moyen-Orient et d’Afrique, comme le Yémen, le Liban et la Libye, où les pénuries de céréales ou la hausse des coûts pourraient non seulement exacerber la pauvreté, l’insécurité alimentaire, mais aussi avoir des conséquences sociales considérables. Le risque de crise dans les pays en développement n’est pas seulement dû à l’escalade des prix, mais aussi à la probabilité que certains pays plus puissants réagissent aux pénuries en stockant davantage des denrées alimentaires ou en prenant des mesures protectionnistes. Alors que la planète traverse déjà plusieurs crises, il ne manquait plus que des enjeux de sécurité alimentaire se superposant aux tensions sociales et conflits internationaux déjà existants pour venir envenimer le tout.
En bref, seulement l’avenir nous dira si, comme dans le passé, les facteurs ici mentionnés contribueront au déclenchement des conflits et de la violence dans le monde, notamment dans les régions les plus vulnérables.
Crédit photo : Wilfredor – Own work, CC BY-SA 4.0
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