J’ai été souvent au Rwanda, j’ai visité mes proches rescapés, je vais chaque fois me recueillir auprès des miens, j’ai entendu quelques témoignages de survie et d’autres sur la façon dont les autres ont été tués, j’ai lu tellement de livres, vu des reportages sur le génocide; c’est encore très difficile de pouvoir croire que c’est réel. Pourtant, c’est bien réel!
Par : Emmanuelle Kayiganwa[1]
L’insaisissable quête de sens
Parler du Génocide des tutsis est toujours difficile et douloureux. Raconter une violence inouïe est encore intolérable. C’est toujours la quête de sens qui n’aura pas lieu. En effet, dans Tieste on lit; « voici le crime incroyable dans l’histoire des hommes, car on ne peut l’imaginer et l’avenir refusera d’y croire[2] ». Elie Wiesel disait, en parlant de ce qu’il avait vécu au shoah que « même si tu survis, même si tu racontes, nul ne te croiras ». Après une décennie de la Shoah, il était question de ‘’plus jamais‘’. Au Rwanda, c’est plus que jamais!
Apprivoiser l’expérience du génocide pour mieux vivre dans la dignité et ne pas donner le pouvoir à ceux qui ont voulu enlever la vie
Une rescapée, Yolande Mukagasana, écrit ceci : «le monde des humains s’effondrait. Dans une humanité torturée et humiliée par ses propres enfants[3]». (Comment réaliser qu’un seul peuple, parlant la même langue, des personnes d’une même famille, des personnes adoptant les mêmes valeurs et toutes classes confondues; puissent tuer des membres de leur propre communauté? Des questions qui n’auront jamais de réponses.
Beaucoup de situations sont encore innommables. Les proches qui ont vu leurs parents, enfants, amis et voisins décimés cruellement, d’autres familles tout à fait éteintes. Beaucoup de personnes sont encore sidérées de ce qui leur est arrivé. Les disparu.es on ne sait où ? Les fosses communes anonymes que les tueurs refusent de dévoiler ? Les tueries qui continuent, pour faire taire les témoins gênants, les gens qui meurent suite aux traumatismes ou aux maladies somatiques?
Un seul mot génocide suffit pour définir toutes ces situations ? On ne pense pas le génocide, personnellement, on le vit, il fait partie du quotidien, pas seulement pour ceux qui y ont assisté ou qui l’ont vécu. Le génocide est singulier. Chaque humain qui a été confronté à ce “Gahoma munwa” (mot en kinyarwanda, signifiant muselé), l’apprivoise comme il peut pour mieux vivre dans la dignité, afin de ne pas donner le pouvoir à ceux qui ont voulu lui enlever la vie.
Cartographier des émotions non verbalisées
La cartographie sensible a été une manière tout à fait autre pour faire part de mes émotions les plus profondes à propos du génocide des miens, elle a exprimé la mémoire de mes entrailles. Cette approche peut être définie comme recherche-création[4], par laquelle un récit de mémoire du génocide rwandais est devenu un livre; un Atlas subjectif…
Lors de la 29ème commémoration du génocide rwandais, dans le cadre d’une exposition intitulée ‘’Cartographie de la mémoire” à l’université Concordia, organisée du 28 avril au 18 mai 2023 au Centre d’Histoire Orale et de Récits Numérisés (CHORN) à Montréal en partenariat avec l’association Page Rwanda, le professeur Sébastien Caquard, Dr. Élise Olmedo et moi-même avons présenté aux membres de la communauté rwandaise ainsi qu’à plusieurs autres personnes présentes, le livre « Atlas subjectif : Les entrailles d’un récit de vie rwandais », fruit de notre collaboration. J’ai co-écrit ce livre avec Élise Olmedo, sur la base d’une recherche collaborative menée de 2019 à 2023, sur la cartographie de la mémoire. Notre livre a été présenté lors de cette exposition.
L’Atlas subjectif est centré sur trois objectifs remarquables qui ont résonné au fond de mes entrailles :
- Contribuer à la transmission de la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda;
- Réfléchir aux multiples relations qui existent entre cartes et mémoire, notamment dans le contexte de la cartographie de souvenirs traumatiques;
- Conserver une trace imprimée de l’ensemble du processus qui a débouché sur la production de la version internet de L’Atlas des récits de vie rwandais – Atlas of Rwandan life stories[5]
La cartographie sensible rejoint l’intime, le personnel, les choses que les porteuses/teurs de récit essaient d’exprimer, bien que difficiles à verbaliser
La mémoire des entrailles est la mienne, celle de mes proches, celle de mon peuple. Cette mémoire de nos entrailles, telle que je l’ai amenée dans mon récit, a été documentée, dessinée en cartographie reflétant le périple de la survivance en contexte génocidaire au Rwanda. C’est cela qui fait l’originalité de ce qui est appelé la cartographie sensible.
C’est cela qu’a cartographié Élise Olmedo dans l’Atlas subjectif, reflétant en cartographie mon récit, visualisant ainsi mon monde interne et profond d’émotions, de sensations et mes atmosphères affectives.
Ainsi, l’approche de la cartographie sensible traite les récits comme des points d’entrée vers les entrailles des histoires. « La cartographie sensible rejoint le côté intime et personnel, les choses que le porteur ou porteuse de récit essaie peut être d’exprimer malgré la difficulté à les verbaliser[6] ». C’est cela même que j’ai apprécié dans la manière dont cette approche amène les récits de vie.
Mémoire cartographiée L’approche subjective a été privilégiée pour essayer de partager les émotions qui me portent et elle a permis d’exprimer l’incapacité d’écrire et de décrire certaines étapes du récit. Les mots ont fabriqué des phrases, de superbes cartes et de très beaux dessins illustrent les étapes difficiles à raconter avec les mots. Les émotions n’ont pas figées le récit et c’est grâce à la créativité et le talent de porteurs de récit. Car, même’’ subjectif ”, il y a des parties réelles du récit qui sont très douloureuses et irréelles pour ceux qui ne l’ont pas vécu. Toute ma reconnaissance à tous et toutes ceux qui se sont engagé.es à donner un espace à l’humanité niée qui a conduit au génocide de Tutsi (vous faites partie maintenant de ces personnes). Faire du bien c’est donner la vie. En Kinyarwanda on dit ‘’ Murambyaye”. Permettre de raconter, c’est donner la vie et non pas seulement survivre. Cartographier les récits (y’en a aussi d’autres de la communauté) c’est donc en quelque sorte contribuer à donner la vie (Emmanuelle Kayiganwa, 2022). |
Travailler avec la mémoire, c’est travailler un matériau qui fluctue. Certains événements et certaines situations vécus ne m’appartiennent pas personnellement. En effet, un récit sur le génocide est très pénible. Comment sélectionner ? Quoi dire ? Trier ? Faut-il raconter des horreurs vues et vécues ? Dans le cadre de ce livre intégrant la cartographie de notre mémoire du génocide rwandais, la collaboration de porteurs / porteuses de récit et l’attention offerte (béquilles) avec sensibilité et bienveillance, ont permis de cheminer dans la subjectivité du récit. La rigueur académique n’a pas été une contrainte, car l’approche empathique a été un jalon essentiel dans la collaboration, afin d’oser aller dans les entrailles du récit; souvenirs et émotions.
Je partage Je partage ce récit fragile, pour toute personne qui va le lire. Je partage ce récit insupportable car les mots sont difficiles à trouver. Je partage avec le « je » qui est devenu « on », béquille protectrice. Je partage mon sentiment intime que la vie est belle et doit être protégée de la laideur qui brouille le cerveau. Je partage le sacré de l’amour qui transcende la douleur et illumine le monde. Je partage le chagrin des nôtres qui n’acceptent pas ce qui leur est arrivé. Je partage comme plusieurs l’ont fait même s’ils sont encore sidérés (Agahoma munwa). Je partage au début de la belle saison d’automne, la plus belle saison dans la belle province du Québec. Je partage avant que la neige couvre cette belle nature. Je partage les mots de réconfort (Mpore) aux personnes meurtries dans leur chair et dans leur cœur. Je partage la douleur avec toutes les personnes à qui leurs familles disparues manquent cruellement. Je partage ma certitude de la vie éternelle, nous sommes eux, ils sont nous, l’amour ne meurt pas c’est notre leg sacré. Je partage mes prières afin de trouver l’apaisement dans les miracles de vivre. Emmanuelle Kayiganwa, Septembre 2022 Poème inspiré de Dany Laferrière, extrait de « Atlas subjectif : Les entrailles d’un récit de vie rwandais » |
Contribuer à la transmission de la mémoire du génocide des tutsi au Rwanda est un devoir sacré. Comme ‘’rescapée“ ou ‘’survivante” de génocide (les définitions me dérangent car ce sont des identités qui stigmatisent); on est privilégié d’être en vie pour témoigner, on partage nos récits afin de laisser une empreinte dans les mémoires.
Le monde, nos enfants et nos petits-enfants doivent savoir ce qui s’est passé, un leg non de victimes mais pour construire un monde meilleur. Malgré la sombre histoire de leurs parents et grands-parents, j’ai une intime conviction que nos partages, témoignages et documents sur le génocide vont leur servir pour recoudre leur histoire. Mukagasana Yolande disait : « Écrivons-le nous-même. L’écrire pour nos enfants, nos petits-enfants et nos générations. Nous devons recoudre l’histoire en amont et en aval du génocide ou la mémoire est le centre pour vivre le passé et marcher droit vers l’avenir[7] ». Ne dit-on pas que les mots passent et les écrits restent ?
“L’arbre”. Texte d’Emmanuelle Kayiganwa en Kinyarwanda. Traduction en français d’Emmanuelle Kayiganwa. Peinture d’Élise Olmedo, mars 2023[8].
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[1] Moi, Emmanuelle Marie Spes Kayiganwa, née au Rwanda, j’ai dû me réfugier au Burundi, suite aux événements de 1973, puis le quitter en 1975 pour aller au Zaïre (République Démocratique du Congo). Je suis retournée au Burundi en 1990, pour la scolarisation de mes enfants, puis je l’ai quitté de nouveau en 1994, pour venir me réfugier au Canada avec ma famille. Je suis mariée, maman et grand-maman. Diplômée de l’université de Montréal en intervention multiethnique (études individualisées, concentration; santé mentale), j’ai exercé comme intervenante communautaire auprès des personnes immigrantes et en maisons d’hébergement.
[2] José Senturet, Le refus du sens-Humanité et crime contre L’ humanité, 1996, p.54, Ellipses.
[3] Yolande Mukagasana, l’ONU et le chagrin d’une négresse, 2014, p. 272, Aviso
[4] Article à paraître :OLMEDO E., KAYIGANWA E., CAQUARD S., “Co—Creative Mapping of Memory”, in ROSSETTO T., LO PRESTI L., The Rouledge Handbook of Cartographic Humanities, Routledge.”, par Élise Olmedo & Emmanuelle Kayiganwa.
[5] https://rs-atlascine.concordia.ca/rwanda/index.html
[6]De Nyanza à Bukavu, premier exil.
Cartographie sensible & légende : Élise Olmedo, 2020. Olmedo, Élise et Caquard, Sébastien, “Mapping the skin and the guts of stories- A dialogue between Geolocated and Dislocated Cartographies”, Cartographica, vol.57, No. 2, June 2022, pp.127-146.
[7] Mukagasana Yolande, 2014, p. 247, l’ONU et le chagrin d’une négresse, Aviso.
[8] Traduction du texte de l’arbre en Kinyarwanda : Nkuko tuli amashami y’igiti, n’imizi yacyo iracyaliho, isyano rya Génocide ntiryayiranduye. Twarababaye bikabije ntitwazimye ntanubwo bizaba. Mpore.
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