Réinventer le développement international avec l’institutionnalisation de cosmovisions autochtones : le Sumak Kawsay ou Buen Vivir par
Mélanie Arsenault – CRÉDIL, Bolivie
Inspiré de l’atelier des JQSF animé par Paul Cliche.
Sumak : réalisation concrète de ce qui est beau et harmonieux physiquement et spirituellement.
Kawsay : vie qui s’écoule dans le temps et l’espace.
Dans les pays du Sud, le développement national est souvent synonyme de croissance économique néolibérale. Ce modèle, qui supporte des activités telles que l’extraction de ressources naturelles, pose un risque à la sécurité de la terre, ainsi qu’aux personnes qui habitent ces territoires exploités. Toutefois, selon les cultures autochtones des pays andins en Amérique du sud, la conception du développement basée sur l’accumulation de richesse matérielle au détriment de notre environnement est impensable. Plutôt, les cosmovisions qu’ils incarnent sont fondées sur le respect et la réciprocité avec la Nature, notre Terre-Mère, qui assurent sa santé et son auto-régénération. Le Sumak Kawsay (terme Quechua) ou Buen Vivir offre donc une vision alternative de percevoir le monde qui prône une vie de plénitude et d’harmonie entre l’existence humaine et naturelle.
La majorité des projets initiés par des gouvernements étroitement liés aux compagnies extractives sont réalisés sur des territoires autochtones, menant à des dépossessions massives de terres. Cette invasion renforce la marginalisation normative de ces peuples, les excluant systématiquement des institutions politiques et des processus de prise de décision de la société latino-américaine. Dans ce contexte, la modernité et le capitalisme, comme attitude et croyance hégémoniques, représentent des valeurs et des pratiques en vertu desquelles d’autres formes d’être ou de concevoir le monde ne sont pas considérées légitimes. On peut donc observer une marginalisation physique ainsi qu’idéologique des peuples autochtones.
Toutefois, le Sumak Kawsay est une cosmovision andine qui offre la centralité à l’écologie et à la dignité humaine en promouvant la vie communautaire à travers de profondes connections entre humains et envers la Nature. Cette philosophie représente une réaction critique au discours du développement occidental. Elle fait référence aux alternatives émergeant des connaissances et traditions autochtones, favorisant le « bien-vivre » dans un contexte communautaire plutôt que l’accumulation individualiste de biens matériels. À travers cette lentille autochtone, des droits constitutionnels sont octroyés à la Nature comme être socio-environnemental, plaçant la Pachamama au cœur de la vie et reconnaissant la relation familiale qu’ont les peuples autochtones avec les êtres naturels. De plus, le fait que ces droits soient reconnus dans les constitutions de pays tels que l’Équateur et la Bolivie, conteste l’hégémonie normative d’une conceptualisation occidentale des droits et nous invite à imaginer une compréhension plus holistique de notre environnement. En concevant la Nature comme sujet, la perception des êtres humains en tant que détenteurs exclusifs de valeurs et de droits est remise en question pour élargir la sphère et inclure davantage des acteurs qui se retrouvent dans le cadre environnemental. Le Sumak Kawsay nous demande donc de reconnaître et de développer une relation synergétique avec l’endroit d’où nous provenons tous, la Terre. Par conséquent, dans le contexte de la menace du changement climatique, l’occident aurait avantage à mieux comprendre les cosmovisions autochtones qui priorisent la protection de notre Terre-Mère. Il est clair que les projets conventionnels de développement international manquent de sensibilité envers la capacité d’auto-regénération de notre planète, mais si nous commençons par intégrer les valeurs proposées par le Sumak Kawsay, ce changement de perception fomentera un profond sens d’appartenance et de responsabilité envers elle. En fait, on peut argumenter que l’environnementalisme global est appauvri quand les pratiques et conceptualisations sacrées des peuples autochtones sont marginalisées du modèle scientifique et pèsent moins dans la recherche de faits et de solutions. Ceci-dit, les cosmovisions des peuples autochtones andins, qui découlent d’un savoir-vivre holistique, peuvent représenter une réponse plausible à la conservation et à la durabilité environnementale.
Par ailleurs, plutôt qu’une approche linéaire centrée sur le temps, qui prône la modernité et des standards de vie occidentaux comme buts finaux, on peut imaginer une approche centrée sur l’espace. Ainsi, cela encouragerait des prises de conscience à travers desquelles les gens réexamineraient et adopteraient les cultures qui ont émergées des endroits dans lesquels ils s’installent. C’est une façon de reconnaître que les coutumes traditionnelles contiennent du savoir pertinent et utile. Dans cette optique, puisque les projets de développement sont implémentés de façon homogène, ils méprisent l’importance et le sacré du savoir incarné par la terre ainsi que l’hétérogénéité des cultures et cosmovisions des peuples qui habitent les territoires en question.
En conclusion, le discours du développement durable ainsi que les valeurs qu’il préconise doivent être réévalués. Le Sumak Kawsay ou Buen Vivir, et son emphase sur une vie saine, harmonieuse et de plénitude, offre des perspectives éthiques qui questionnent la domination conventionnelle de valeurs capitalistes et utilitaires qui réduisent la vie à de valeurs économiques. Adopter une vision centrée sur l’espace est faisable à travers la reconnaissance et le soutien de relations dans nos communautés et nos écosystèmes, ce qui, à son tour, nous permet d’être plus sensibles au bienêtre et à la protection de ces entités humaines et non-humaines. De plus, l’institutionnalisation de ces cosmovisions autochtones contribue activement à la décolonisation et reconsolidation de la pensée, des institutions démocratiques et des processus de prise de décision, tout en renforçant nos identités culturelles. La création de forums de discussions, dans lesquels les leaders autochtones peuvent partager leurs intérêts personnels et mutuels avec les gouvernements nationaux, est essentielle afin d’intégrer leur participation dans des décisions politiques qui les affectent directement. Le Sumak Kawsay comme cosmovision autochtone exprime donc un processus qui offre de nouvelles réponses à des questions et des problèmes posés par le développement international en promouvant des alternatives au discours euro-centrique de la modernité. Et tel que l’a posé monsieur Cliche lors de son atelier, oserons-nous reconnaitre et nous laisser influencer par ce paradigme? Je crois que ç’en est d’une importance primordiale.
Les commentaires sont fermés.