Lettre à mon fils de Beijing — août 1995 — (j’ai écrit cette lettre à mon fils alors âgé de 18 mois)
Laurent, mon amour grand comme la terre entière,
Sans doute depuis mon départ questionnes-tu ton père : « Est où maman » ? « Elle est partie en Chine », te répond-il. « Chine… », répètes-tu. Pour toi, c’est un nouveau mot, un mot qui chante. « Maman est partie en Chine ? » Il est 18 h, je rentre de Huairou, une petite ville située à 60 km de Beijing où a lieu le Forum des ONG. Ma journée s’achève…, toi tu te réveilles à peine.
Qu’est-ce que je fais ici, si loin de toi ? Je rencontre des milliers de femmes de partout. Nous sommes 36 000 ! Imagines-tu ? Elles parlent des violences qu’elles subissent, du droit à l’éducation, du droit à la santé, du droit des femmes d’avoir les enfants qu’elles désirent. Elles parlent de guerres, de viols, de paix aussi… J’ai entendu des Palestiniennes et des Israéliennes qui travaillent ensemble à bâtir la paix dans leur pays. Les femmes que je rencontre se battent pour l’égalité, plusieurs au péril de leur vie. Des femmes d’Algérie et de Turquie ont ravivé en moi le feu sacré de l’action pour la liberté. Politiques néolibérales et coupures dans les programmes sociaux au Nord, programmes d’ajustements structurels et blocage du développement au Sud. Désormais, la solidarité des femmes ne pourra plus se conjuguer du Nord vers le Sud. Nous devons être solidaires du Nord avec le Sud.
Tu te souviens de la grande manifestation du 4 juin dans la ville de Québec qui clôturait dix jours de marche à travers le Québec pour dénoncer la pauvreté des femmes, pour réclamer du Pain et des Roses ? Aujourd’hui, avec quelques Québécoises, nous avons parlé de cette Marche du Pain et des Roses à une vingtaine de femmes venues d’Asie, d’Afrique et de la France, des États-Unis ainsi que du Canada. Elles nous ont demandé pourquoi des centaines de femmes ont marché 200 kilomètres. « À pied ? », se sont-elles étonnées. Nous leur avons expliqué la pauvreté des femmes au Québec et nos revendications. Nous avons parlé de nos gains, de nos déceptions. Et surtout, on a raconté la solidarité tissée serrée, kilomètre par kilomètre. Nous avons présenté notre projet d’organiser une marche mondiale des femmes en l’an 2000. Des femmes de partout qui marcheraient pour dénoncer les politiques du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, pour revendiquer de l’ONU des gestes concrets pour contrer la pauvreté des femmes. Tous les jours, je parle de notre projet avec des femmes dans l’autobus qui nous amène de Beijing à Huairou.
Est-ce que tu auras changé durant ces trois semaines de mon absence ? Remarqueras-tu que moi j’ai changé ? Je porte un regard différent sur le monde. Je me sens vraiment concernée par la réalité des femmes du monde, j’en fais désormais partie. J’espère qu’un jour toi aussi tu participeras à un réseau de solidarité avec des jeunes du monde. J’espère que toi aussi tu vivras un voyage extraordinaire.
Je t’aime et je t’embrasse, maman
Un héritage de la conférence de Beijing : En octobre 2000, 6 000 ONG dans 161 pays et territoires ont défilé dans leurs villages, quartiers et villes et devant le siège de leur gouvernement. En à peine 7 mois, 5 084 546 signatures ont été recueillies pour exiger des décideurs politiques et économiques un changement de cap radical pour mettre un terme à la pauvreté et à toutes les violences envers les femmes. Une délégation internationale de femmes a réussi à rencontrer les dirigeants du FMI et de la BM. La Secrétaire générale adjointe des Nations Unies a reçu une délégation de femmes, pendant que 10 000 femmes venues de tous les continents manifestaient dans les rues de New York. Des rencontres sans précédent. Lancée à Beijing en 1995, la Marche mondiale des femmes est devenue un réseau « irréversible » de solidarité qui organise tous les cinq ans une grande mobilisation. Celle qui sera lancée le 8 mars 2020 marquera son 20e anniversaire.
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